Au cœur des apprentissages pour tous

En pratiquant la pédagogie institutionnelle, j’ai un objectif : que l’élève se saisisse des apprentissages, c’est-à-dire qu’il devienne autonome, qu’il soit capable de comprendre les codes de l’école et de les utiliser pour sa réussite. Fernand Oury et Aïda Vasquez écrivaient : «On constate — le fait n’est-il pas curieux? —, que le journal scolaire, les enquêtes ne sont pas réservées aux débiles : on forme aussi l’élite de la nation1.» 

Je travaille dans une classe de CP/CE1 (1re et 2e primaire), en REP2, dans un quartier urbain de la région Rhône-Alpes, en France. L’école élémentaire comporte sept classes. À l’origine, elle était fréquentée par des familles mélangées socialement, mais elle a tendance aujourd’hui à se paupériser, car les villas des propriétaires sont habitées par des familles qui n’ont plus d’enfants scolarisés. 

Pour appliquer les programmes, le cœur de ma pratique de classe est basé sur les textes que produisent les élèves et que nous publions dans un journal de classe. Depuis la conception des textes par les enfants, jusqu’à la socialisation du journal auprès des familles, tout se fait et s’organise dans la classe et peut donc se discuter avec la classe au conseil, clé de voute de l’édifice-classe. Tous les enfants travaillent et sont invités à monter dans le train : des plus proches aux plus éloignés de l’École. Chaque activité décrite plus bas n’a de sens que si elle est liée aux autres, et peut à tout moment être discutée en conseil avec les élèves.

Écrire et socialiser

Les élèves produisent, dans leur cahier d’écrivain, des textes dits libres (pas de consigne d’écriture, forme et sujet libres). Ils font cela, au moment des ateliers écrire qui sont à l’emploi du temps tous les matins et où je suis présente. 

Une fois par semaine, au moment du choix de textes, les élèves volontaires présentent leur texte à la classe C’est un moment solennel au cours duquel la classe écoute les textes produits et choisit le texte qui paraitra dans le journal. Le moment est ouvert, puis fermé à l’issue du choix.

Les enfants s’assoient devant la classe avec leur cahier d’écrivain, prêts à lire leur texte. 

Lire son texte à voix haute est une compétence à travailler et à acquérir. Un temps est pris après chaque lecture, pour poser des questions à l’auteur : est-ce une histoire vraie ou inventée ? Je ne comprends pas ça… Pourquoi tel personnage dit ça… ? C’est le premier moment où l’on peut avoir des retours sur son texte : s’il est compréhensible ou pas, quel effet il produit sur ses pairs. Je me souviens d’un élève de cinq ans qui avait écrit une phrase scatologique. Je l’ai laissé la présenter. C’était dans une classe multiniveaux qui pratiquait le choix de textes depuis longtemps. Au moment de la lecture du texte scatologique, certains enfants ont ri, mais il n’a recueilli que peu de voix. L’élève espérait faire rire, il n’a plus tenté l’expérience et a été élu plus tard avec un autre texte. Travailler en pédagogie institutionnelle, c’est permettre les interactions entre pairs. À chaque fois que ce sont les enfants qui se disent des choses de manière constructive, c’est l’assurance que ce sera vraiment entendu. Ici, la classe lui a signifié de manière forte que les blagues de toilettes n’avaient pas leur place dans le journal.

Une fois le texte élu, nous le toilettons en collectif : c’est l’occasion de travailler la langue écrite. Nous modifions le texte pour penser au point, à la majuscule, pour supprimer les répétitions, que les connecteurs soient utilisés, choisir les pronoms appropriés, faire les accords du groupe nominal et, en fin d’année, penser aux terminaisons des verbes. Tous les points de grammaire, d’orthographe, de vocabulaire, de conjugaison vus en classe, seront réinvestis et appliqués au texte écrit. Au fur et à mesure de l’année, les enfants les plus éloignés de l’écrit apprennent par la répétition et l’application directe à leur texte (ou celui de leur copain) des notions qui pouvaient ne pas faire sens jusque-là. Pour toiletter un texte, nous nous plaçons du point de vue du lecteur pour que la lecture soit la plus aisée et agréable possible. Parfois cela fait rire, parfois cela surprend, parfois c’est poétique. Les différentes formes de texte apparaissent et sont répétées de texte en texte. Cela leur permet de s’entrainer. Au fil de l’année, les types de textes s’enrichissent.

Les textes qu’ils produisent dans leur cahier d’écrivain ne sont jamais des textes aboutis et très construits, mais ils parlent d’eux, de leur quotidien.

Acim : « J’aime jouer avec mon frère. »
Kyian : « J’aime jouer à la play. »
Rayan : « Je suis monté dans un hélicoptère. »
Ayana : « J’aime ma vie. »
Blediona : « J’aime ma famille. »

Ne pas juger ces ébauches d’expression libre est essentiel. Ils sont en train d’expérimenter qu’apprendre à écrire leur offre une immensité de possibilités pour parler d’eux, du monde qui les entoure et donc de le mettre à distance, d’en rire, de le partager, de le dédramatiser aussi.

Cette année, le premier texte élu a été : « Zak a peur du panda. » Mi-rêve, mi-réalité surement… Le texte élu suivant a été celui d’Ethan : « Ethan a peur des gens qui s’affolent et qui sont pressés d’aller au travail. » Ethan, pourtant très bon élève, ne s’est pas hasardé à créer un texte à partir de ses lectures personnelles. Il a copié la forme du précédent texte et a utilisé l’expression d’une poésie que nous apprenions en classe. C’est aussi ça le texte libre, le lieu où l’on expérimente en copiant une forme, en la modifiant, où l’on peut donc se l’approprier.

Nous avons élu aussi le texte poétique de Raihana : « Deux hérissons vont prendre des étoiles. »

La règle que j’impose au moment du choix de textes est de ne pas réélire un auteur déjà publié dans le journal. Je remplis un tableau des auteurs déjà publiés. Tout le monde peut présenter un texte, tout le monde vote selon son envie, mais si le texte qui a récolté le plus de voix est celui d’un auteur déjà publié, nous cherchons le texte qui a obtenu le plus de voix après celui-ci. En fin d’année, les élèves anticipent cela, et savent que tel ou tel élève n’a jamais été publié et savent donc d’avance qui sera le texte élu. Je me rappelle de Samuel qui n’avait pas écrit de toute l’année. Les élèves avaient massivement voté pour son texte. Cela a provoqué un petit moment de joie collective.

Il est très rare que les élèves ne produisent pas. Ce Samuel-là avait un blocage avec l’acte d’écrire et quand il a pu (en le dictant), il n’a pas attendu pour le soumettre au choix de textes.

Cette année, certains de mes élèves produisent des textes, mais ne les présentent pas au choix de textes. Ils ne sont pas prêts à les faire entendre à tous. Ce n’est pas grave, j’aime les observer et les voir s’installer dans le groupe. Ils le feront surement avant la fin de l’année, mais j’accepte qu’ils ne le fassent jamais. L’important est qu’ils écrivent et qu’ils acquièrent les outils de l’expression écrite. Je leur rappelle oralement qu’ils peuvent présenter leur texte, mais ce n’est qu’une invitation qu’ils sont libres de ne pas accepter.

Produire

La dernière partie du travail consiste à imprimer le texte puis passer en couleurs les illustrations.

Le modèle en écriture cursive (pour travailler la transcription cursive/script) est posé devant l’imprimerie et les élèves, par deux, vont placer les caractères d’impression dans les composteurs (outil inventé par Freinet pour une manipulation plus aisée des enfants) jusqu’à composer le texte complet. Ensuite, il faut imprimer le texte autour de la presse et forcément coopérer à trois ou quatre : placer la feuille, encrer, presser et retirer la feuille pour la faire sécher.

L’imprimerie a des vertus d’ancrage dans la vie. Il s’agit d’une expérience physique : les mots, les lettres et les signes sont touchés, manipulés, placés. L’encre a une odeur, elle tâche. Chaque mouvement fait peut avoir des conséquences sur l’autre. 

Les étapes de l’impression du texte sont des occasions d’expérimenter physiquement le texte. Cette manipulation-là est une soupape dont beaucoup d’enfants se saisissent : autant pour les enfants très scolaires que pour ceux qui ne le sont pas. Devant la presse, il n’y a pas de bon ou de mauvais élèves, je ne vois que des enfants qui travaillent, plus ou moins vite, mais ils aiment voir (et toucher) le produit de leur travail.

Avant l’assemblage du journal, il faudra passer en couleur l’illustration du texte élu grâce à une chaine humaine, un des moments préférés des enfants, où la coopération entre eux est la condition pour la réussite. Autour de la table, deux ou trois enfants ont un pinceau et appliquent la couleur sur la feuille, un autre enfant, les doigts propres, manipule les feuilles en les plaçant devant ceux qui vont peindre. Un dernier enfant, enfin, enlève les feuilles et va les mettre à sécher. Chacun doit être à sa place et respecter celle des autres. C’est un apprentissage, douloureux pour certains, mais qui aboutit toujours.

La dernière étape de pratique collective est l’assemblage des pages du journal, organisée également en chaine humaine. Chaque élève assemble un numéro. Au bout de la chaine, deux ou trois élèves vérifient que les pages sont à l’endroit et qu’il y a le bon nombre de pages. J’agrafe ensuite chaque exemplaire. Durant moins de trente minutes, la classe a des allures de fourmilière. 

Pour apprendre

Le journal trimestriel est ainsi créé au fil des jours par la classe. En pédagogie institutionnelle, l’organisation de la classe autour de projets d’élèves est capitale. Le conseil nous aide à parler, décider, réguler notre travail. Nous parlons des conflits — inévitables dans un groupe — mais cela n’occupe pas l’essentiel du temps. Nous sommes en classe pour apprendre et travailler ensemble.

Cette petite machinerie ancrée et encrée au cœur de notre travail quotidien nous ramène bien à « ce que l’on fait là » : apprendre, chacun individuellement, mais aussi collectivement quand nous avons besoin des autres pour avancer. Car au moment d’écouter un texte, autour de l’imprimerie ou de la presse, il n’y a pas de hiérarchie entre eux. Amis ou pas, bon ou mauvais élève en maths, ils coopèrent, avec le souci qu’ils aient — comme disait Fernand Oury —, « juste [leur] place, rien que [leur] place, toute [leur] place ». Un enjeu de taille, une exigence absolue pour la réussite des élèves.