En marge de la carte scolaire officielle, en France, existent de nombreuses pratiques de choix et de changements d’école récemment cautionnés par la mesure récente d’assouplissement de la sectorisation. Que révèlent ces pratiques de choix et quels sont leurs effets sur les trajectoires scolaires ?
En France, à côté du débat politique sur la suppression de la carte scolaire, des recherches ont été menées sur les « choix d’école » à partir des migrations entre enseignement public et privé (BEN AYED, 1998) puis également à partir des migrations entre écoles de secteur et écoles hors secteur. Elles remettent en question l’image de l’usager stratège à même d’optimiser son capital scolaire. Les changements d’établissements, par la diversité qu’ils recouvrent, s’avèrent de puissants analyseurs de la « qualité » des trajectoires scolaires et des inégalités face à l’école.
Les relations entre inégalités de scolarisation et choix de l’école avaient été explorées, dès les années 1980, à l’occasion des premières expérimentations d’assouplissement de la carte scolaire qui se sont révélées profondément inégalitaires (BALLION, 1986). La plupart des familles populaires n’étaient pas informées de la mise en œuvre de telles expérimentations. Celles qui l’étaient s’abstenaient de toute pratique de choix, faute d’offres scolaires accessibles, de ressources pour y accéder, ou de sentiment de nécessité de recourir à une telle pratique. Celles effectuant un choix se repliaient sur les établissements les moins demandés. C’est ainsi que la hiérarchie scolaire, résultant de ces pratiques de choix, ou de non-choix, était nettement plus polarisée que la distribution des populations dans l’espace sociorésidentiel.
Les recherches consacrées aux migrations public/privé pouvaient accréditer une vision plutôt positive des pratiques de choix d’école. Les élèves de milieux populaires qui avaient choisi l’enseignement privé dès le début de leur scolarité, et qui y étaient restés scolarisés en continu, connaissaient des trajectoires scolaires plus favorables que les élèves mobiles ou ceux scolarisés en continu dans l’enseignement public.
Pour interpréter cette situation, il était nécessaire, tout d’abord, de s’intéresser aux conditions sélectives d’accès et surtout de maintien des élèves de milieux populaires dans l’enseignement privé. Les déperditions très massives observées en cours de scolarité concernaient en effet les élèves qui avaient connu un déclin progressif de leurs résultats scolaires, dont les parents étaient les moins diplômés et qui disposaient des ressources économiques les plus faibles (BEN AYED, 2000). Les entretiens réalisés auprès des populations « survivantes » insistaient sur l’épreuve d’une scolarité vécue dans des établissements à très haut niveau d’exigence et la souffrance résultant de leur statut d’exception sociologique et d’élèves potentiellement sursitaires.
« Il parait que vraiment quand vous êtes en bas, vous êtes renvoyé. (…) Faut une super moyenne ! Si vous suivez pas, c’est dehors, ils gardent pas les mômes qui ont 10 de moyenne. » (Parents ouvriers dont l’enfant est scolarisé dans un lycée privé du XIIe arrondissement de Paris)
« En 6e, ils font déjà un nettoyage, en 5e pareil au fur et à mesure qu’ils montent, c’est pour ça que j’ai peur pour le lycée, c’est qu’ils nettoient au fur et à mesure. » (Parents employés dont le fils est scolarisé dans un collège privé du Xe arrondissement de Paris)
« Ils allaient me l’éjecter, ils allaient me le mettre dehors. On ne peut pas le garder, c’est pas possible, donc il faut trouver un autre établissement. (…) Le fait d’avoir été viré de Notre-Dame, quand même il a pris une grande claque dans la figure. » (Mère employée dont le fils est scolarisé dans un établissement privé)
Ces propos étaient en correspondance avec ceux tenus par les chefs d’établissements qui banalisaient les pratiques d’éviction d’élèves, dès lors qu’aucun mécanisme ne les contraignait à les conserver.
« Je peux vous dire que, lorsque l’on veut se débarrasser d’un enfant, on sait où me trouver ! » (Directeur d’un établissement privé à Paris)
« Je fais des recrutements très sélectifs chaque fois que je peux. (…) À l’entrée en seconde, j’ai plus de demandes que de places, alors je choisis. » (Directeur d’un établissement privé à Paris)
« L’assouplissement de la carte scolaire, je l’utilise comme un argument, c’est une façon de poser le contrat au départ. Le contrat n’est pas tenu, vous pouvez le remettre dans son collège de secteur. » (Principal d’un collège public du VIIe arrondissement de Paris)
« Il ne fait pas bon être un mauvais élève ici. Ils sont balayés et donc ils n’ont que peu de chances de se relever de cet échec. (…) L’année dernière, on a conseillé à un certain nombre d’élèves de 3e de quitter l’établissement. » (Directeur d’un établissement privé à Paris)
« Nous sommes en concurrence et même, je râle très fort, la concurrence est faussée par une règle du jeu qui n’est pas la même. » (Principal d’un collège public à Paris)
« J’ai deux familles défavorisées qui ont demandé à mettre leur enfant en 6e et, quand j’ai vu l’état de leur compte bancaire, je les ai déconseillés de s’inscrire. » (Directeur d’un établissement privé à Paris)
Ces constats coïncidaient avec ceux d’une enquête réalisée, quelques années auparavant, à l’échelle d’une grande cité scolaire parisienne. Celle-ci avait révélé que les élèves qui avaient fui le lycée de secteur pour des lycées plus réputés avaient des chances bien moindres d’obtenir le baccalauréat quelques années plus tard. Le brusque déclassement scolaire des élèves confrontés à une élévation trop brutale du niveau d’exigence scolaire en était la principale explication. (BROCCOLICHI & SOULIE, 1995)
Ces différents travaux convergent au fond pour montrer que l’envers du choix de l’école, c’est l’accentuation de la concurrence et des logiques ségrégatives. S’instaure ainsi un cercle vicieux qui compromet les scolarités et le rapport aux apprentissages. C’est la conclusion à laquelle est parvenue la recherche que nous avons consacrée à l’étude des disparités territoriales d’éducation en France, à l’échelle de l’ensemble des collèges français (BROCCOLICHI, BEN AYED, TRANCART & al., 2010). Les espaces les plus denses démographiquement et scolairement, donc les plus propices aux migrations scolaires, sont ceux où l’on observe les performances scolaires les plus faibles et les écarts sociaux de réussite les plus extrêmes. Au-delà de la seule densité urbaine, c’est bien l’impact de la ségrégation résultant des migrations incontrôlées qui s’avère ici décisif (BROCCOLICHI & Sinthon, 2010).
À ce stade de nos recherches, un faisceau d’éléments concorde pour contredire radicalement le bénéfice supposé d’une libéralisation du marché scolaire. Auparavant, les suivis de trajectoires scolaires longues, à partir d’échantillons représentatifs d’élèves, étaient circonscrits aux seules migrations entre enseignements public et privé. D’autres sources statistiques récentes permettent à présent de prendre en compte l’ensemble des migrations possibles. Leur traitement montre que le destin scolaire des élèves scolarisés en dehors de leur secteur de recrutement, ou dans l’enseignement privé, est beaucoup plus contrarié que celui des élèves stables, notamment concernant les élèves de milieux populaires (BEN AYED, 2011). Ce profil défavorable des élèves mobiles, observable dès l’entrée au collège, se renforce en cours de scolarité, d’autant plus que se multiplient les changements d’établissements.
Ce que montre notre enquête, c’est que les élèves précocement scolarisés en « hors secteur » ou dans l’enseignement privé, ont beaucoup plus de chances de « subir » des changements d’établissements répétés tout au long de leur scolarité. Difficile dans ces conditions d’encore parler de « choix », mais plus vraisemblablement d’éviction. Un enfant d’ouvrier non qualifié, ayant intégré un collège privé ou hors secteur à l’entrée en 6e, a ainsi respectivement 50 % et 45 % de chances de ne pas terminer sa scolarité dans le même établissement. Les mêmes enfants d’ouvriers non qualifiés multiplient en revanche, par près de deux fois et demi, leurs chances d’obtention du baccalauréat sans redoublement lorsqu’ils sont restés continument scolarisés dans le collège de secteur par rapport à ceux scolarisés en hors secteur, et une fois et demi par rapport à ceux scolarisés dans l’enseignement privé. Apparait ainsi nettement le caractère de « préservation » des élèves (surtout les plus fragiles), dans un cadre sectorisé, qui s’oppose à celui aléatoire du hors secteur ou de l’enseignement privé.
Au plan national comme international, les débats à propos de la carte scolaire sont souvent appréhendés sous un angle politique et idéologique, ils peuvent l’être également sous un angle scientifique. En concordance avec les recherches résultant de comparaisons internationales (HIRTT, 2007), nos travaux accréditent l’idée que la dérégulation et la concurrence affectent considérablement le déroulement des scolarités, attisent les inégalités et affectent les performances globales de l’école. Ces constats contredisent totalement les orientations récentes prises en France à propos de la carte scolaire.
Si le gouvernement français a renoncé à une libéralisation totale du marché scolaire, face aux contradictions et aux contestations d’une grande partie des responsables administratifs, des chercheurs, des éducateurs, ou des contrepouvoirs (Cour des comptes, Inspection générale), il a instauré en revanche l’une des organisations les plus inégalitaires : le maintien de la sectorisation avec possibilités accrues de dérogations (MONS, 2010). Cette introduction d’une dose supplémentaire de « libre choix » de l’école a ainsi contribué à l’aggravation des ségrégations et à la dégradation des conditions de scolarisation (BEN AYED, 2011b), situation qui coïncide avec le déclassement de la France dans les classements internationaux.
Bibliographie
R. BALLION, Le choix du collège : le comportement « éclairé » des familles, Revue française de sociologie, 27-4, 1986.
C. BEN AYED, Approche comparative de la réussite scolaire en milieu populaire dans l’enseignement public et privé. Type de mobilisation familiale et structures d’encadrement, Thèse nouveau régime, Université René Descartes Paris V-Sorbonne, 1998.
C. BEN AYED, Familles populaires de l’enseignement public et privé, caractéristiques secondaires et réalités locales, Éducation et Société, n° 5, 2000.
C. BEN AYED, À qui profite le choix de l’école ? Changements d’établissement et destins scolaires des élèves de milieux populaires, Revue française de pédagogie, n° 175, 2011, a.
C. BEN AYED, La réforme de la carte scolaire : bilan d’une politique, Les temps nouveaux, n° 2, 2011, b.
S. BROCCOLICHI, C. BEN AYED, D. TRANCART & al., École : les pièges de la concurrence. Comprendre le déclin de l’école française, La Découverte, 2010.
S. BROCCOLICHI & C. SINTHON, Libre choix, hiérarchisation des espaces scolaires et surcroits d’échecs, in C. Ben Ayed (dir), L’école démocratique. Vers un renoncement politique ?, Armand Colin, 2010.
S. BROCCOLICHI & C. SOULIE, Enquête sociologique au lycée Paul Valéry, principaux résultats, document ronéotypé, EHESS, 1995.
N. HIRTT, Impact de la liberté de choix sur l’équité des systèmes éducatifs ouest-européens, Aped, 2007.
G. LANGOUËT & A. LEGER, Public ou privé ? Trajectoires et réussites scolaires, Publidix, 1991.
N. MONS, Les effets du libre choix de l’école sur les inégalités scolaires : approche internationale, in C. BEN AYED. (dir), L’école démocratique. Vers un renoncement politique ?, Armand Colin, 2010.