Quand j’arrive dans la classe d’Antoinette Brugvin, il n’est pas exagéré de dire que la désintégration de la structure scolaire ordinaire est totale. Des tubes de peinture sont vidés subrepticement dans les poches des voisins, des boulettes fusent de partout et j’en reçois ma part, les éclats de voix se manifestent à une haute intensité, les déplacements dans la classe s’effectuent incessamment et en tous les sens. Et, courageuse, la maitresse explique, sans y croire et d’ailleurs de façon très approximative, quelques règles de grammaire, dans les rares moments où le tumulte baisse. Une rangée de cinq à six élèves fait des efforts désespérés pour écouter la maitresse qui, fatiguant visiblement sa voix, tente par moment de ramener le calme.
Voilà donc l’aboutissement d’une volonté généreuse de donner aux élèves l’autonomie ! En fait, le processus est très classique, on peut presque l’énoncer sous la forme d’une loi scientifique tellement sa répétition est fréquente : le maitre, décidé à changer soit par conviction, soit par impossibilité de faire autrement, abandonne son rôle traditionnel, crée un nouveau climat, et provoque un travail intense dans l’euphorie ; puis vient le temps des désillusions. La volonté antiautoritaire du maitre ne suffit plus, et vient même à se retourner contre lui : l’agressivité se développe, l’insécurité des élèves grandit, plus rien n’est possible.
Il faut rappeler ici une évidence que beaucoup aujourd’hui réaffirment, mais que trop peu de maitres parmi les plus généreux mettent en application. C’est qu’une liberté nue loin d’aboutir à la libération provoque au contraire des régressions.
L’autonomie offerte sans les moyens de l’autonomie est le plus sûr des esclavages. Point n’est besoin d’en référer aux acquis de la psychanalyse freudienne pour s’en convaincre, il suffit d’observer dans la vie quotidienne que l’absence de lois ne fait que dissimuler la loi de la jungle. Les Groupes d’Éducation Thérapeutique autour d’Oury et Vasquez insistent sur ce point fondamental : l’individu, le groupe ne peut exister de façon autonome que s’il se structure dans une loi.
Et c’est là que commence bien souvent le problème. Nombreux sont les maitres qui, faute d’une distinction claire entre la loi répressive et étouffante et la loi, règle d’existence et structuration personnelle et collective, engendrent des climats très anxiogènes dont tout le monde sort meurtri. Leur scrupule — rationalisé par de molles aspirations antiautoritaires — les conduit à l’abdication imaginaire de leur pouvoir, au refus d’influencer, laissant le champ libre à l’échange parfaitement incontrôlé des fantasmes.
Alors quand on pénètre dans une classe, comme celle dont il est question ici, où la maitresse traverse des phases de découragements ou de retours à un autoritarisme violent, il n’y a qu’une solution. Créer au moins une loi pour que la circulation de la parole soit possible, c’est-à-dire tout accepter sauf ceux qui n’acceptent pas la liberté des autres. Tout élève qui vient en classe s’engage à y faire quelque chose seul ou en groupe, et à ne pas gêner les autres. Ceux qui jouaient aux cartes, par exemple, n’ont pas eu le droit de changer d’activité pendant l’heure où ils le faisaient. Et c’était éminemment éducatif (faut-il dire thérapeutique ?), car ils s’obligeaient — sous l’œil du maitre — à inscrire leurs actes dans une continuité, et tout simplement dans leur personnalité propre et consistante et non dans leur individualité disloquée et régressive. Ces propos paraitront ingénus ou sommaires à certains. Pourtant, en diverses situations et sans les embarrasser de grandes théories, ils ont fait la preuve de leur utilité et de leur efficacité. Et précisément dans la classe de 5e, en ce mois de novembre 1972, ces hypothèses sur l’autonomie se sont vérifiées. Dire que la classe a bien fonctionné, a été parfaitement autonome serait faux ; il suffit pour s’en convaincre de lire la suite du compte rendu ci-dessous. Mais du moins, la classe a pu repartir dans une certaine autonomie.
Faut-il conclure qu’un professeur d’École Normale, tel un chirurgien appelé d’urgence, est nécessaire pour aider certains maitres à s’en sortir ? Évidemment non, et j’en veux pour preuve le fait qu’Antoinette Brugvin, profitant d’un congé de maternité, visite en ce moment d’autres classes où des maitres vivant les mêmes difficultés qu’elles, reprennent gout à ce qu’ils font, et où les élèves redeviennent autonomes. Bien sûr, ce texte est très parcellaire, il laisse de côté une foule de questions comme celle du refus scolaire des élèves. L’autonomie dans une institution inchangée, c’est évidemment un mythe, mais un mythe qui pourrait bien aider l’institution à changer, voire à s’abolir comme institution séparée.
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