Bien plus que du vocabulaire…

Dès la maternelle, les apprentissages langagiers sont essentiels pour faire entrer tous les enfants dans la culture scolaire. Et c’est au cœur même des apprentissages disciplinaires quels qu’ils soient que l’enseignant va pouvoir mobiliser le langage qui permet à chaque élève d’aborder avec succès sa scolarité.

Lors d’une promenade automnale dans le parc qui jouxte l’école, les élèves ont repéré de nombreux champignons. Ils se sont émerveillés devant une amanite tue-mouche : «C’est comme la maison des Schtroumpfs.» L’enseignant a délicatement coupé certains champignons, dont la belle amanite, pour les rapporter en classe et poursuivre leur observation, entre autres en procédant à la récolte de leurs spores. Cette observation a été traduite en dessins, en photos. Des questions ont fusé : «Les champignons, ça se mange? Le grand champignon avec les points rouges, il tue les mouches? Un monsieur, il a semé tous ces champignons?» Au cahier de l’élève, une synthèse rappelle le vocabulaire appris au cours de ces différentes activités. Cinq termes, nouveaux pour la plupart des élèves, complètent le schéma de l’amanite tue-mouche : lamelles, spores, pied, chapeau et anneau… Comment les élèves vont-ils s’emparer de ces termes? Comment vont-ils les comprendre et les retenir? Les utiliseront-ils spontanément dans de nouveaux contextes? La mémorisation de ces mots permettra-t-elle à tous les élèves de comprendre ce qu’est un champignon et d’expliquer, à leur tour, ce qu’ils ont retenu de cet élément du monde vivant?

Pas si simple

Quand on aborde la question du langage des élèves, la difficulté la plus prégnante rapportée par la majorité des enseignants est celle de la pauvreté lexicale. Pour une majorité d’enseignants, le langage de scolarisation, c’est d’abord et avant tout une question de vocabulaire spécifique. Il s’agit de familiariser tous les élèves avec les termes particuliers attachés aux différents savoirs disciplinaires et de les préparer ainsi aux apprentissages plus formels lors de l’entrée à l’école primaire. Dès lors, un travail considérable est réalisé pour enrichir le vocabulaire des élèves : thématiques brassant à la fois des concepts mathématiques, scientifiques, linguistiques ou artistiques, mots identifiés, répétés, illustrés grâce notamment à des comptines, à des affichages muraux… Et pourtant, malgré le fait que les mots soient rencontrés à travers des gestes, des actions, des projets vécus, leur mémorisation reste souvent insatisfaisante. Beaucoup d’élèves les oublient ou s’ils les retiennent, ils ne les réutilisent pas forcément de façon pertinente! Chaque année, tout est à recommencer… ou presque. Cette difficulté est souvent attribuée au niveau de langage parlé en famille ou encore au fait que de plus en plus d’élèves arrivent à l’école maternelle sans connaitre le français. Ces raisons constituent indéniablement une partie du problème. Mais, il y en a d’autres. Si l’on veut que tous les élèves soient en mesure de parler de et autour de leurs apprentissages, il est utile de s’interroger sur le rôle des mots dans une communication verbale. Connaitre des mots suffit-il pour s’exprimer? Pourquoi les élèves progressent-ils si peu dans leur expression langagière même quand ils ont mémorisé les mots nouveaux?

Au-delà des mots, une façon de penser
le monde

À l’école maternelle, le langage est d’abord et surtout une affaire de langue orale. Certains mots sont tout de suite repérés par les enfants… D’autres passent inaperçus, ne sont même pas entendus… Ainsi, les mots lamelles, chapeau, spores, pied et anneau peuvent n’être que des sons noyés dans tout le flot des échanges qui accompagnent l’activité.

« On structure une pensée autour et grâce au mot. »

L’école propose des mots dont certains sont bien connus des élèves, mais ces mots connus signifient-ils la même chose pour tout le monde? Tous les élèves repèrent des mots comme pied et chapeau, mais quel lien font-ils entre le pied du champignon, le pied de la table, le pied qu’ils glissent dans leur sandale ou le coup de pied qu’ils donnent à leur ballon? Certains élèves trouveront peut-être que le pied du champignon s’apparente davantage à une jambe! Pour le chapeau, même scénario… Et les spores? Quel lien avec le football ou la natation?

Cette particularité de la langue s’appelle la polysémie. Un même mot peut avoir des significations très différentes selon le contexte dans lequel il est utilisé (ou selon son orthographe…, mais ça ce sera pour plus tard!). À l’école, la polysémie est à l’origine de nombreuses incompréhensions chez les élèves. Ce qui paraît évident pour l’enseignant ne l’est pas forcément pour tous les élèves! Il est indispensable d’en être conscient pour pouvoir accompagner chacun dans la stabilisation de son lexique. On pourrait dire que c’est autour de cette réalité polysémique que l’école commence à jouer un rôle essentiel. À quoi sert le pied de la table? À quoi te sert ton propre pied? Un pied, cela aide à te porter, à garder l’équilibre, un peu comme la patte d’un oiseau… Le pied du champignon, c’est un peu comme cela, il porte, il soutient sa tête et son chapeau… En parlant autour du terme, l’enseignant entraine les élèves dans un travail de communication essentiel : on compare, on justifie, on classe, on distingue… On discute le terme et cela nécessite des éléments linguistiques comme les adjectifs (long, étroit, grand, solide, dur…), les verbes (soutenir, tenir, porter, garder l’équilibre…), les adverbes, conjonctions et prépositions (le pied est sous le chapeau, en dessous, le chapeau est sur le pied, au-dessus de…, le pied de l’amanite est plus long que le pied du coprin, plus long que celui du coprin et cet autre champignon, il n’a pas de pied du tout!). En parlant ainsi autour du mot se crée une mise à distance du réel pour mieux le comprendre. On ne se contente pas de le nommer. On structure une pensée autour et grâce au mot.

Au cœur du discours qui compare, décrit, explique, justifie, le mot est repris, réutilisé, réentendu. L’enseignant procède à des reformulations qui explicitent. Il recourt à des analogies, à des paraphrases. Il invite les élèves à les reformuler à leur tour, à palabrer autour du mot nouveau ou utilisé de façon inédite. Ce travail discursif donne chair aux mots, fait apparaitre leur sens profond et participe à l’apparition de sens figuré ou de concepts plus abstraits. Comprendre finement ce que veut dire le mot pied prépare en quelque sorte les rencontres ultérieures que les élèves vivront au cours de leur scolarité quand ils découvriront dans les textes des expressions comme au pied de l’arbre, au pied du mur, le pied de la lampe… Approfondir la compréhension du vocabulaire, c’est immerger l’élève dans un discours auquel il est invité à son tour de participer en formant des phrases qui racontent, qui décrivent, qui questionnent… Ce faisant, il développe non seulement la qualité de sa communication, mais il se familiarise avec le langage de scolarisation.

Ceci illustre à quel point son apprentissage dépasse la seule question du vocabulaire et à quel point cet apprentissage est intimement mêlé à tout ce qui se vit en classe. C’est donc là une tâche essentielle dont la responsabilité doit être confiée prioritairement au titulaire.

Du temps et de la continuité et… un langage de qualité

Entre pointer du doigt lamelles, spores, chapeau, pied, anneau et expliciter, reformuler et inviter les élèves à reformuler à leur tour, il y a un pas gigantesque qui se calcule en heures de cours! Discourir et faire discourir vingt-cinq élèves, cela prend du temps! Plusieurs pistes existent pour relever ce défi. Au cours de l’année scolaire : bien repérer les mots et les structures linguistiques prioritaires pour atteindre l’objectif de la leçon, accueillir en classe un collègue pour mener l’activité en parallèle afin d’intervenir auprès du plus grand nombre d’élèves, être ainsi particulièrement présent auprès des petits parleurs pour les écouter et les accompagner ensuite dans leurs verbalisations maladroites, collaborer étroitement à l’extérieur de la classe avec un collègue en soutien pédagogique, avec un logopède en leur proposant de travailler la même thématique que celle abordée dans la classe, ne pas craindre de traiter une thématique sur quatre ou cinq semaines et de l’aborder sous des angles différents en interdisciplinarité, ce qui permettra la réutilisation du langage dans des contextes différents… Au cours du cycle : reprendre des thématiques vues les années précédentes en les complexifiant, s’échanger entre collègues le capital mots travaillé et les cahiers de vie pour les enrichir tout en s’appuyant sur les contenus antérieurs… Tout ceci exige des enseignants une curiosité, un gout pour la langue, pour ses finesses, ses subtilités, son fonctionnement. Comme l’écrit Mireille Brigaudiot1, «la qualité de l’oral des jeunes enfants (syntaxe, vocabulaire, grammaire) vient des essais qu’ils font à partir de l’oral des adultes. Dans cette aventure, le langage du maitre est le noyau dur de l’enseignement».

Une hétérogénéité complexe à gérer!

Dès l’entrée à l’école maternelle, les compétences lexicales sont incroyablement différentes d’un élève à l’autre! Atteindre une maitrise du langage de scolarisation pour tous les élèves de la classe est un réel défi à relever. Ce qui aidera l’enseignant, ce sera de distinguer autant que possible au sein de ses vingt-cinq élèves, des groupes qui ont, par rapport au langage et particulièrement au langage de scolarisation, des besoins plutôt similaires. On repèrera les élèves qui ont été fortement soutenus en famille. Qu’elles soient francophones ou allophones, de nombreuses familles familiarisent dès la naissance leurs enfants à une façon de s’exprimer en continuité avec les exigences scolaires. Ces jeunes enfants ont pris l’habitude depuis leur naissance de questionner le monde, de donner leur avis, de réagir… comme on le fait à l’école et cela avant même d’y être inscrit! L’apprentissage de ce langage de scolarisation en français en sera donc facilité même s’il prendra du temps. Le temps de se familiariser à la prosodie française, à ses mots et ses tournures syntaxiques. Et c’est normal! Cela demandera de la part des enseignants patience et tolérance, mais la plupart de ces élèves feront des progrès rapides s’ils se sentent reconnus au sein du groupe. Pour ces élèves, les activités d’éveil aux langues seront un apport infiniment précieux.

Aux côtés de ces élèves linguistiquement armés, nos classes accueillent un nombre croissant d’élèves de milieux peu scolarisés, voire pas scolarisés du tout. Ces élèves-là seront les plus fragiles, car leur culture n’est pas celle de l’école. Tout jeunes soient-ils, il leur est bien plus complexe d’adopter une autre culture qu’une langue nouvelle. Ces élèves-là auront particulièrement de démarches comme celle décrite autour de l’observation du champignon. La classe va devenir le lieu privilégié où la langue française pourra se développer en lien avec les exigences scolaires. Les élèves les plus fragiles seront, on s’en doute, les élèves qui cumulent à la fois les écarts culturels et la non-connaissance du français. Pour eux, l’intervention conjointe de plusieurs adultes sur des objectifs clairement identifiés, le fait d’oser prendre le temps de se poser dans une thématique, de la reprendre plus tard pour enraciner les connaissances, le travail du langage par le corps et la voix (psychomotricité, rythme, chants, comptines, danses…), d’activer pour ces élèves-là aussi les démarches d’éveil aux langues, d’éviter de sauter du coq à l’âne ou de courir tous les lièvres à la fois! La tâche est aussi vaste que passionnante…, mais, redisons-le, dans la vie de ces jeunes enfants, le parcours à vivre se fait sur trois années, ce qui représente 50 % de leur parcours de vie!