Nous présentons une situation d’enseignement ayant comme objectif d’intervenir sur le rapport au savoir mathématique des élèves en difficulté issus notamment de milieux socialement défavorisés.
Cette situation a été testée dans différentes classes de l’école élémentaire et du début du collège [1]CE2 et CM2 : troisième et cinquième années de l’école élémentaire, élèves de huit à neuf ans et de dix à onze ans.
Sixième et cinquième : deux premières années du collège, … Continue reading. Après avoir rapidement décrit le contexte de l’expérimentation, nous décrivons la situation, sa gestion et les principaux résultats de la recherche.
L’objet central de notre travail de recherche [2]Les différentes recherches décrites ont été menées en collaboration avec Monique Pézard. est l’étude de conditions susceptibles de favoriser l’apprentissage de notions mathématiques par des élèves en difficulté issus de milieux populaires. Nous avons constaté dans des recherches précédentes qu’un enseignement visant à améliorer les apprentissages de ce public doit prendre en compte et traiter un faisceau de difficultés spécifiques. En particulier, ces élèves ont du mal à identifier les enjeux d’apprentissage des situations. Les connaissances acquises restent très liées à la situation ; trop contextualisées, elles ne peuvent être réinvesties dans un autre contexte. Tout se passe comme si, quand il cherche à réaliser une tâche prescrite par le professeur l’élève en difficulté n’avait pas de projet de décontextualisation et de réinvestissement.
Cela renforce les difficultés de capitalisation et de mémorisation souvent manifestées par ces élèves. Restant dans l’instant de l’action et dans son contexte, l’élève en difficulté ne percevra, ni dans la situation ni dans le discours de l’enseignant, ce qu’il y a de général et ce qui est lié au contexte, ce qu’il faut retenir et ce qu’il faut oublier.
Nous avons mis en place une situation visant à apprendre aux élèves à anticiper en les amenant à revisiter les situations vécues en classe. Dans le cas particulier des mathématiques, nous avons repris l’idée de « bilans de savoirs » exploitée par Charlot, Rochex et Bautier (1993) ; toutefois, au lieu de l’utiliser comme outil de diagnostic, nous nous en servons pour intervenir sur le processus de conceptualisation.
Les élèves doivent résumer ce qui a été appris d’important et ce qu’il importe de retenir lors de certaines activités mathématiques. Ce type de situation exigeant de répondre à la question « Qu’est-ce que j’ai appris ? »devrait les conduire à se positionner comme sujets en train d’apprendre : nous voulons avant tout les inciter à un retour réflexif suffisant sur leurs activités pour qu’il leur soit permis de dépasser le stade de l’action et de prendre du recul par rapport au contexte de ces activités. Cette prise de distance par rapport à l’action devrait concourir à l’objectivation du savoir en jeu en tant même qu’elle tend à dépersonnaliser les notions mathématiques et les méthodes rencontrées et favorise une certaine décontextualisation.
La distanciation par rapport au contexte de l’apprentissage se trouve renforcée par le recours à une production écrite de la part des élèves. En effet, conformément aux thèses sociolinguistiques que Bautier (1996) et Lahire (1993) ont avancées à propos des notions de rapport écrit et de rapport oral au monde, nous estimons que l’écrit est un outil d’objectivation du savoir et que la formulation écrite est en elle même productrice de savoir.
Nous avons également fait l’hypothèse que la diversité cognitive des élèves pouvait être une source de richesse pour l’enseignement. Pour cela, nous avons organisé autour de la production collective d’un écrit un débat entre élèves.
Durant toute l’année scolaire, chaque quinzaine, deux élèves sont chargés de rédiger au tableau un résumé de cinq à dix lignes relatif à ce qui a été appris en mathématiques au cours des jours précédents. Ce texte est soumis au débat de l’ensemble de la classe, qui a la possibilité de l’amender et de le préciser. La nouvelle version collectivement élaborée est adoptée par la classe puis recopiée dans un cahier commun.
Le professeur joue essentiellement un rôle d’animateur lors du débat ; il n’intervient que pour relancer la discussion, évaluer l’accord de la classe à une proposition de modification ou demander des compléments d’activités ou des explications supplémentaires, mais il ne modifie jamais les textes élaborés par les élèves quand bien même il peut lui arriver de temps à autre de corriger l’orthographe ou de rectifier certaines formulations secondaires par rapport au sens de telle ou telle proposition. Il peut aussi être demandeur de nouvelles formulations, et il intervient également chaque fois que les élèves produisent un énoncé mathématiquement erroné.
Nous avons testé cette situation dans des classes de l’école élémentaire CE2 et CM2 et dans des classes de sixième et cinquième du collège. Dans chaque cas, nous avons ainsi pu recueillir des informations sur le ce que les élèves retiennent des activités de mathématiques, sur ce qui est important pour eux. La régularité des séances permet de reconstruire l’histoire de l’appropriation des notions enseignées : il est ainsi possible de recueillir des indices sur le niveau de disponibilité des connaissances des élèves et l’évolution de leurs conceptions. C’est aussi, comme nous allons le montrer sur quelques exemples, un moyen d’intervenir sur ces conceptions et sur leur évolution.
Quelque soient les classes et les niveaux, les textes produits collectivement par les élèves sont au début le plus souvent des descriptions d’actions, ou restituent des consignes très contextualisées.
Des exemples en CE2. Un texte sensé résumer les apprentissages effectués dans le domaine de la mesure des masses : « On pose sur la balance…Il y a équilibre quand la flèche est au milieu. Nous avons travaillé sur les balances ».
Après plusieurs mois de cette pratique de débat et de productions d’écrits collectifs, deux élèves de cette classe proposent à leurs pairs le texte suivant à propos de l’apprentissage de la division : « Nous allons vers la division. Avec trente-cinq billes, combien de sacs de douze billes peut-on remplir ? On a fait un tableau. »
Nombre de sacs | Nombre de billes utilisées | Nombre de billes qui restent | Relations |
1 | 12 x 1 = 12 | 35 – 12 = 23 | 35 = (12 x 1) + 23 |
2 | 12 x 2 = 24 | 35 – 24 = 11 | 35 = (12 x 2) + 11 |
Les élèves qualifient de « préparatoire à l’apprentissage de la division « une situation de répartition. Ils ont retranscrit un tableau qui témoigne de la recherche effectuée collectivement lors de la résolution. En fait, ils ont procédé par encadrements et écarts au but. Le titre traduit le projet d’apprentissage et la prise de conscience d’une temporalité ; toutefois, la distance prise par rapport à l’action reste encore limitée car les élèves décrivent aussi la situation à l’aide d’un tableau, comportement qui atteste que la démarche de résolution du problème posé cette semaine-là reste très contextualisée.
La présence d’un titre témoigne également d’une prise de distance et de la prise de conscience d’une certaine temporalité. On a ici un exemple de prise de conscience « après coup » du savoir mathématique en jeu.
Un autre exemple du CM2, de la sixième et de la cinquième. Nous avons repris cette situation visant à construire une mémoire collective de classe en mathématique dans des classes de dernière année d’école élémentaire et de début du collège. Elle s’inscrivait dans le cadre d’une pratique régulière de calcul mental et de résolution de problèmes numériques (Butlen, Pézard, 2003).
L’analyse des textes de bilans de savoirs produits collectivement mais aussi individuellement fait apparaître des étapes du processus de conceptualisation de certaines notions mathématiques et la création d’outils heuristiques réinvestis lors de la résolution de problèmes numériques.
Les énoncés mathématiques produits par ces élèves sont généralement plus riches que ceux produits par des élèves[3]Nous avons comparé des textes de bilan de savoirs individuels produit par les élèves des classes entraînées à ceux produit par un échantillon d’élèves de même niveau ayant suivi un … Continue reading (y compris ceux présentant un bon niveau de performance) n’ayant pas bénéficié de cet enseignement. Ils présentent une caractéristique originale :
Alors que leurs pairs produisent soit des énoncés très peu mathématiques et très contextualisés (description d’actions ou énoncé d’un exemple très contextualisé sans généralisation) ou à l’inverse et plus rarement des textes très formels (énoncé plus ou moins correct d’une définition ou d’une propriété mathématique), les élèves des classes entraînées proposent des énoncés mathématiques intermédiaires. Ce sont des énoncés formels (définition, propriété ou règle mathématiques) illustrés par (ou s’appuyant sur) un exemple générique.
En voici un exemple : Dans notre tête, mentalement, nous nous sommes dit que l’exposant indiquait de combien de rangs vers la droite, on déplaçait la virgule. La, comme le multiplicateur était dix, on l’a déplacée de quatre rangs vers la droite et on a complété par deux zéros car il manque deux nombres à la partie décimale. Exemple 1,50 x 104 = 15000.
Ce type d’énoncé intermédiaire entre l’énoncé formel et l’exemple isolé nous semble significatif d’une étape dans le processus de conceptualisation, un passage obligé pour certains élève en difficulté. La production collective de bilans de savoirs a permis son existence dans la mesure où le texte produit est un compromis entre différents niveaux d’acquisition de la notion en débat. Pour convaincre leurs pairs mais aussi pour s’expliquer à eux-mêmes, les élèves non seulement produisent une règle générale mais l’illustrent par un exemple reconstruit à cette occasion.
Un autre résultat observé est le fruit à la fois d’une pratique régulière de calcul mental et d’une pratique de bilans de savoirs. Quand on leur demande d’écrire en quoi le calcul mental peut être une aide à la résolution de problèmes, certains élèves déclarent qu’il calculent mentalement soit pour prévoir ou contrôler leurs résultats en évaluant l’ordre de grandeur, soit en jouant sur la nature des données numériques. Ils écrivent notamment que quand les nombres sont « trop compliqués » (grands nombres, décimaux ou fractions), ils les remplacent par des nombres plus faciles (entiers et petits). Ils trouvent alors l’opération à faire et l’effectue avec les premières données.
Les élèves s’engagent dans le second cas dans une démarche préalgébrique : faire varier les données numériques. Cela leur permet de mieux appréhender les relations qui existent entre les données de l’énoncé et par là de trouver l’opération à faire.
Les élèves des classes « témoins » n’évoquent pas ces outils ; dans la plupart des cas, ils déclarent au mieux que le calcul mental les aide à contrôler leur résultat et le plus souvent que cela les aide à calculer mieux ou plus vite.
Nous avons présenté une situation visant, à travers la production collective d’un écrit mathématique de type bilan de savoirs, à créer une mémoire collective de la classe, à amener les élèves à changer de point de vue par rapport aux situations mathématiques, notamment à mieux penser leur action en terme d’apprentissage et de réinvestissement. Il s’agissait de les amener à prendre du recul par rapport à l’action pour mieux généraliser, décontextualiser et dépersonnaliser. Cette recherche a permis de montrer que ce processus de décontextualisation n’était pas le même pour tous les élèves. Que certains élèves en difficulté issus de milieux populaires avaient besoin d’étapes intermédiaires que ce soit dans l’accession au formalisme mathématique ou dans la transition entre arithmétique et algèbre.
Notes de bas de page
↑1 | CE2 et CM2 : troisième et cinquième années de l’école élémentaire, élèves de huit à neuf ans et de dix à onze ans. Sixième et cinquième : deux premières années du collège, élèves de onze à treize ans. |
---|---|
↑2 | Les différentes recherches décrites ont été menées en collaboration avec Monique Pézard. |
↑3 | Nous avons comparé des textes de bilan de savoirs individuels produit par les élèves des classes entraînées à ceux produit par un échantillon d’élèves de même niveau ayant suivi un enseignement standard. |