Blogs, SMS, Facebook, MSN sont connus des enfants, qui les utilisent quotidiennement. Dans l’école dont je suis directeur, ces outils ou sites ne sont pas particulièrement travaillés au sein des activités menées dans les classes. Mais par la porte ou la fenêtre, ils font irruption ! Et posent la question de la frontière entre la sphère privée et publique.
Je reçois un courriel des parents de Nicolas, élève de 5e année : « Certains élèves de l’école se sont arrangés ce mardi 20 mai pour que notre fils apprenne qu’ils avaient créé un blog insultant sur Jacques (un autre élève de la classe) et lui-même. » Nicolas est revenu le soir catastrophé à l’idée que le monde entier pourrait lire ces insultes.
À notre grand étonnement, nous avons trouvé ce blog qui est bien réel et avons été ébahis des calomnies qui y sont étalées. Si nous pouvons comprendre que le blog est un nouveau moyen d’expression et qu’il est bon que les enfants s’y expriment, tout autre chose est de créer un blog uniquement dédié à, nous citons, « la vengeance de Philippe et Remy contre les intelo mongol et les gamin ».
Les auteurs du blog avaient fait circuler un bout de papier sur lequel figurait l’adresse du site… sans grand effort pour le cacher aux deux enfants visés. Un peu à la manière des petits cailloux blancs du Petit Poucet, comme s’ils chuchotaient assez fort pour être entendus.
Après avoir lu le blog en question, je rencontre les deux élèves. Bien que très embarrassés, ils ne font pas mystère de leurs motivations et me disent que le blog a été créé suite à une dispute de cour de récréation qui a dégénéré et au cours de laquelle ils se sont fait insulter et cracher dessus. Malgré l’intervention des surveillantes, « on leur en voulait toujours et c’est pour ça qu’on a créé le blog quand on s’est retrouvés chez moi mercredi après-midi ».
Leurs parents ne sont pas au courant de ce qui s’est passé et la mère de l’enfant chez qui a été créé le blog m’annonce immédiatement, lorsque je lui expose les faits au téléphone, une liste de sanctions musclées qu’elle va prendre, au nombre desquelles figure l’interdiction d’utiliser l’ordinateur. Ordinateur qui se trouve dans la chambre de l’enfant, et sur l’utilisation duquel elle n’exerce aucun contrôle, aucune vérification. Elle n’en parle jamais avec lui, car elle n’y connait rien, me dit-elle. Souvent des copains viennent chez son fils, et elle pense que c’est pour jouer.
La création du blog proprement dite s’est déroulée dans la sphère privée, hors cadre scolaire. Elle est cependant directement en lien avec ce qui se passe à l’école, les conflits et les émotions que les enfants y vivent. Après un détour par la sphère privée (« Ça a fait partir ma colère », écrira un des deux auteurs), tout cela revient à l’école comme un boomerang.
En laissant leurs cailloux blancs visibles aux yeux de tous, n’était-ce pas un résultat attendu inconsciemment par les auteurs ? C’est au sein de l’école que la publicité du site est faite par les enfants eux-mêmes (elle aurait pu se faire via Messenger ou courriel), que l’on vient provoquer une réaction, mais aussi que l’on prend conscience de la portée de ce qui a été écrit : « Je pensais qu’il n’y avait aucune mère qui irait sur le blog. Ceux qui viennent le voir, il y en a qui rigolent parce qu’ils pensent la même chose et d’autres se disent “Holala” parce qu’ils ne le pensent pas ».
Plutôt que de renvoyer les protagonistes dos à dos, au risque de faire encore monter les enchères, j’ai fait écrire les enfants sur ce qui s’est passé et leur ressenti. Chacun des enfants a répondu, à nouveau par écrit, à la question : « De quoi ai-je besoin maintenant et que vais-je faire ? » Les messages sont lus en ma présence : « Nous avons besoin que Nicolas s’excuse d’avoir insulté la mère de Philippe, nous avoir insulté, nous cracher dessu et fraper. » « Je voulais que Philippe et Remy arrêtent de m’insulter, de parler de moi assez fort pour que je les entende… »
Distance. Nous sommes deux jours après les faits. Les enfants « parlent » des autres à la 3e personne. Pendant qu’un enfant lit, les autres écoutent silencieusement. C’est là que les enfants décident de retirer les messages provocants en les remplaçant par un message d’excuses, et d’écrire ensemble aux parents des enfants visés.
Sonia, institutrice dans l’école, m’explique, très inquiète, que sa fille de 3e année lui a rapporté que des enfants ont été choqués par des images vues sur le GSM d’André, un des grands de 6e, dans un coin de la cour pendant une récréation de la veille. Un film « où on voit des gens qui font l’amour ».
Lorsque je parle avec André pour avoir confirmation de ce récit, il m’explique avoir téléchargé le film à la maison, après l’avoir trouvé sur Internet. Le GSM aurait été détruit en tombant dans l’escalier le soir de la « présentation » dans la cour. Lors de cet entretien, j’explique à André qu’il est normal, à son âge, d’avoir envie d’en savoir plus sur la sexualité, et que cela le fascine. Qu’il ait envie de partager cela avec des copains fait partie du « jeu » de cette découverte. Comme je ne connais pas le contenu de la vidéo qu’il a présentée, je lui explique aussi que ces films ont été réalisés spécialement pour attirer des spectateurs, que ce qu’ils montrent a été choisi pour faire du spectacle et de l’argent, et n’est pas un reflet fidèle de la réalité, comme la plupart des films d’ailleurs.
Je lui explique aussi que ce qui me pose problème, comme directeur de l’école, c’est qu’il ait choisi un lieu public pour partager ces « explorations » et que des plus jeunes ont été choqués. Heureusement qu’ils en ont parlé, car cela permet de recadrer ce qui s’est passé. J’ajoute que c’est normal et sain de parler aux adultes de ce qui choque, de ce qui dérange, de ce qu’on ne comprend pas bien. Je lui demande de réfléchir à cela et d’imaginer comment et quand en parler aux élèves qui ont vu le film et à ceux qui ont été choqués, même sans l’avoir vu. Ce qu’il fera en ma présence, très sobrement : « Je ne sais pas pourquoi j’ai fait ça. Je m’excuse si ça vous a choqué. »
À nouveau, je suis surpris par le peu d’efforts entrepris par André pour « cacher » la trouvaille. Il avait « choisi » la cour de récréation plutôt qu’un lieu extérieur, privé.
Lorsque je parle à sa mère au téléphone de ce qui s’est passé, elle m’explique que son fils rencontre depuis peu un psychothérapeute, suite à des abus et attouchements dont il a été victime et qu’il lui a révélés peu de temps auparavant. Il est vraisemblable qu’il y ait un lien entre ce que l’enfant a subi, ses recherches sur Internet, et les « cailloux blancs » bien visibles qu’il a déposés dans la cour de récréation. Nous convenons que sa mère exposera au thérapeute ce qui s’est passé et que, dans ce cadre, l’histoire en restera là, étant donné que l’enfant est accompagné.
Dans les deux histoires, la force de laisser trainer des cailloux bien visibles est plus puissante que la conscience du « risque » que les enfants prennent par leurs actes. Les cailloux répondent sans doute à la question du comment faire en sorte que les adultes soient mis au courant de ce qui les traverse et peut-être les effraie ? Le langage ne pourra venir que dans un deuxième temps, une fois que les cailloux auront été repérés et reconnus comme signaux. Ce n’est pas tant de dérapages liés aux nouvelles technologies de l’information qu’il s’agit. Ces enfants ont utilisé ce qui fait partie de leur univers, comme d’autres font des graffitis sur la porte des toilettes…