Au détour d’une classe, d’une salle des profs, lors de discussions entre parents ou au hasard de lectures, les affirmations sur les prédispositions des uns et le caractère “incurable” des autres font florès. “Cet enfant a la bosse des maths”, “le don des langues”, “c’est un dieu du foot”. L’explication communément admise à ces succès est simple et sans ambages : “Il a ça dans le sang !”
Les caractéristiques naturelles d’un individu seraient donc, en elles-mêmes, auto-explicatives des capacités d’apprentissage et du comportement de chacun. Ajoutez à cela un soupçon de discours volontariste (“il faut le vouloir”, “il faut faire des efforts le mériter”) et vous avez la recette miracle du petit génie en herbe. Interpréter les succès et les échecs sur base de caractéristiques et de qualités essentielles – presque innées – est, au mieux, une vision réductrice et tronquée de la réalité; au pire un jeu dangereux. De telles opinions contribuent à figer les différences, à leur conférer un degré de respectabilité et à crédibiliser l’existence d’une classification hiérarchisante entre les individus. “Tu es doué”, est une appréciation flatteuse pour qui en est l’objet, mais excluante pour l’autre, celui qui n’en est pas reconnu. De nombreux enfants adoptent, par effet de comparaison, un comportement d’infériorisation et de retrait, convaincus de ne pas être à la hauteur. Le problème de l’auto-réalisation de la prédiction est que l’enfant catalogué comme nul, par ses pairs ou son entourage, risque d’intégrer cette donnée et de se percevoir comme tel, plombant son capital confiance et creusant encore davantage l’écart avec l’enfant talentueux et le reste du peloton.
Les enseignants, les parents, etc. doivent prendre garde à cet instrument puissant dont ils sont les détenteurs : le pouvoir de nommer, de catégoriser. Lorsqu’ils abusent de cette position, ils risquent d’instaurer des principes de supériorité/infériorité et des rapports inégaux. Un tour de table et on se rend vite compte que nombreux sont ceux qui ont été les cibles de ces quolibets à l’allure anodine, mais dont les effets sont destructeurs et durables. Pour en guérir ou s’en émanciper, la sociologie a ceci de formidable qu’elle dénaturalise, qu’elle défatalise. Finies les grandes prophéties. Place à la contextualisation et basta ! à cette “logique d’un système qui ne peut reconnaître d’autres inégalités que celles qui tiennent aux dons individuels” (Bourdieu). On ne naît pas tous égaux, certes, et nous ne développons pas tous les mêmes aptitudes avec les mêmes facilités, c’est évident. Mais ce credo, largement répandu, autour du don est révélateur d’un aveuglement collectif.Le don est bien moins inné que transmis et exercé. Un jeune de 20 ans qui maîtrise 3,4 ou 5 langues : est-ce vraiment le résultat de sa seule ténacité, son seul sens de l’effort, ou cela s’explique-t-il, aussi, par son ancrage social ? Des parents déjà bilingues offrant ainsi le précieux sésame pour la scolarité de leur enfant dans une seconde langue, des leçons particulières, des stages d’immersion, un environnement polyglotte, des voyages, une année à l’étranger, un Erasmus, autant d’atouts qui sont une chance pour ceux qui en sont les bénéficiaires, mais qui pour beaucoup sont inaccessibles. L’empreinte sociale est surdéterminante en matière éducative, il est bon de se le rappeler.
Alors évitons les raccourcis maladroits et les jugements hâtifs d’un discours naturalisant qui ne ferait que masquer les enjeux véritables et creuser les écarts.
Aurélie LEROY Benoît ROOSENSRespectivement historienne et chargée d’études au Centre tricontinental, et Permanent à l’ASBL ChanGements pour l’égalité
Carte Blanche parue dans la Libre le 31/03/2012