C’était l’occasion !

L’approche de l’apprentissage de la lecture privilégiée au Collectif Alpha, et plus généralement dans le réseau d’alphabétisation en Communauté française, est la « Méthode naturelle de lecture-écriture » (MNLE) qui base l’apprentissage sur des textes produits oralement par les apprenants.

185006.pngAvec la MNLE, les textes oraux, produits par les apprenants –c’est ainsi qu’on appelle les élèves adultes en alpha–, sont mémorisés, découpés en unités de sens, puis en mots dont l’identification repose d’une part, sur la mémorisation visuelle et d’autre part, sur la construction du système graphophonétique à travers la découverte progressive des syllabes et des graphèmes.

Concrètement, nous (ma collègue Nathalie et moi) sommes partis d’un album jeunesse qui avait suscité l’intérêt du groupe, La Bibliothécaire de Bassora[1]J. WINTER, La bibliothécaire de Bassora, Gallimard Jeunesse, 2005.. Ce livre raconte l’histoire vraie d’une bibliothécaire qui fera tout pour sauver les 30 000 livres de sa bibliothèque lors de l’invasion américaine en Irak. J’ai lu plusieurs fois le livre à voix haute. Ensuite, à l’aide des illustrations, les apprenants ont raconté l’histoire à leur manière et onze textes courts ont été produits. Ces textes ont constitué le matériau de base pour l’apprentissage de la lecture durant les cinq premiers mois de l’année scolaire.

Assez rapidement, la plupart des personnes sont arrivées à identifier les mots des textes et à lire de nouvelles phrases composées de mots venant de plusieurs textes. Rapidement, nous avons voulu savoir si, à la lecture de ces phrases, correspondait une activité de création d’image mentale ou s’il s’agissait seulement d’identifications successives de mots. En effet, lorsque nous soumettons ce genre de phrase, il y a création d’un sens nouveau par rapport aux phrases des textes de base. Pourtant, arriver à identifier tous les mots de la phrase ne constitue en rien l’assurance qu’il y ait perception du sens nouveau créé par l’agencement nouveau de ces mots familiers.

Dessiner pour projeter

Nous avons alors demandé aux personnes de dessiner les phrases que nous leur soumettions, pour avoir ainsi la « projection » de leur image mentale sur papier dans l’espoir de rendre ainsi visible ce qu’il y a dans leur tête. Et nous avons été surpris des résultats. Zohra, par exemple, a la phrase « le chef attend Alia sur le toit ». Elle dessine au centre de la feuille Alia (qui est le personnage principal de l’histoire) et il n’y a rien d’autre. Le seul personnage qui est « absent » selon le sens de la phrase est présent sur la feuille. De même quand Mimouna dessine « Les livres sont cachés avec Alia », Alia apparait sur le dessin, mais les livres non. Quand Mariama dessine « Alia et les soldats sont sur le toit ». Elle dessine en haut Alia et cinq centimètres plus bas une maison, les soldats sont absents. Lorsque Rachida dessine « Les soldats habitent à Bassora avec le chef », elle place trois soldats au milieu de la feuille, oublie le chef et Bassora.

Quand nous avons regardé les dessins et discuté avec les personnes, il était malaisé de faire la part des difficultés liées à la perception du sens de celles liées aux difficultés de dessiner. La représentation en deux dimensions de réalités en trois dimensions ne facilitait pas la tâche évidemment. Par exemple, quand Mariama a dessiné Alia loin au-dessus de la maison, n’a-t-elle pas compris qu’Alia est sur le toit de la maison, ou alors l’a-t-elle compris, mais n’arrive-t-elle pas à le dessiner comme nous l’attendions ?

La troisième dimension

Nous avons alors abandonné le dessin pour essayer la 3D. Mon ingénieuse collègue Nathalie a eu l’idée de concevoir une maquette composée des éléments de l’histoire : les personnages étaient des bouchons peints, la bibliothèque, le restaurant et la maison des boites en carton peintes, il y avait aussi des avions et des chars de combat en carton, etc. Notre objectif était d’éliminer les difficultés du dessin et de percevoir « en temps réel » ce qui se passait durant la lecture.

La consigne était simplement : « Voici une phrase, lis-la et essaye de la représenter avec la maquette ». Cela fut tout à fait passionnant. Nous avons observé ainsi que la plupart des personnes lisaient d’abord une fois la phrase à mi-voix en identifiant les mots, mais qu’en général, cela ne leur permettait pas d’agencer la maquette. Ils disaient : « Attends, je relis… » et là, le rythme de la lecture changeait. Ils lisaient plus à voix basse, ou par blocs, en revenant en arrière… Ils agençaient au fur et à mesure les éléments de la maquette puis parfois relisaient encore et se posaient des questions.

Par exemple, Marc déchiffre à haute voix : « Elle attend le chef avec le voisin ». Il relit plusieurs fois. Il dit : « Elle, c’est Alia ça, je prends Alia… (Il prend le bouchon représentant Alia), le chef… (Il cherche et met le bouchon “ chef ” à côté d’Alia), le voisin… (Il le prend et le met à côté du chef). Attends, je relis… Non… Ça ne va pas, elle attend le chef. Donc, il n’est pas là, je l’enlève. Et le voisin alors… il est avec le chef puisque c’est écrit “ le chef avec le voisin ”… » « Tu es sûr de ça ? Relis encore une fois toute la phrase en cherchant à savoir si le voisin est avec le chef… »

Autre exemple, Charlène lit la phrase « Le chef arrive à Bassora sur le char ». Elle prend le chef, prend le panneau de carton représentant Bassora puis prend le petit carton représentant… le chat. Sans que je m’en rende compte, elle avait lu en fait « Le chef arrive à Bassora sur le chat » et cela ne l’avait pas gênée. Soudain, elle dit « Comment je vais mettre le chef sur le chat ? C’est pas possible ça… Attends, je relis. Ah oui, le char, évidemment ! ».

Se créer des images mentales

Ce dispositif nous a vraiment permis de visualiser « en direct » les processus mentaux complexes et variés en œuvre chez chaque personne qui lisait. Il nous a confortés dans l’idée qu’on peut identifier des suites de mots sans pour autant se créer des images mentales. Il est clair que chez un certain nombre de personnes qui apprennent à lire, une illusion est présente : elles ont l’impression de bien lire lorsqu’elles identifient tous les mots (et le formateur ou l’enseignant partage trop souvent cette illusion) alors qu’en fait elles restent en dehors du sens, car elles ne se créent aucune image dans leur tête.

En voyant les apprenants relire plusieurs fois la phrase pour réaliser la consigne, et en écoutant leurs commentaires, il est apparu clairement que différentes « lectures » étaient présentes, la première étant en général sans aucun accès au sens, la deuxième avec un accès partiel lié au sens des mots et les suivantes axées sur le traitement des relations entre les mots, d’abord les mots plus proches spatialement puis les plus éloignés.

En répétant, ce type de « mise en scène » forcée de l’image mentale, nous remarquons que, petit à petit, la première phase de lecture tend à disparaitre chez certains apprenants qui ont tendance, dès la première lecture, à s’emparer d’éléments de la maquette pour les agencer. Grâce à ce dispositif, il arrive que l’indispensable et souvent insaisissable articulation fine entre signe et sens se matérialise sous nos yeux tantôt ébahis, tantôt dubitatifs et tantôt émerveillés…

Notes de bas de page

Notes de bas de page
1 J. WINTER, La bibliothécaire de Bassora, Gallimard Jeunesse, 2005.