Ça veut dire rien !

Faire entrer les langues maternelles des enfants dans les classes, cela amène de la fierté chez les enfants et les parents d’origine étrangère et aussi des surprises qui font réfléchir…

La scène se passe dans une classe de deuxième maternelle lors d’un après-midi dédié au projet Parents et passeurs d’histoires[1]Compte-rendu, sandra.hennay@hers.be
Lire aussi S. Hennay, « Accueillir les langues de l’enfant à l’école maternelle », TRACeS de ChanGement 233.
auquel participent plus d’une dizaine de parents qui, à tour de rôle, viennent prendre la parole devant un parterre d’enfants très enthousiastes. C’est au tour de la maman de Tiago de monter sur scène pour déclamer une petite ritournelle en roumain. Ce n’est pas la première intervention dans une autre langue, pourtant, la maman a à peine terminé qu’une petite fille s’exclame haut et fort : « Ça veut dire rien ! »
L’institutrice la reprend immédiatement et lui explique que la maman de Tiago parle le roumain et que dans son pays, ce qu’elle dit veut dire quelque chose… Le contexte ne se prête pas à prolonger l’échange entre la fillette et son enseignante : il se referme donc ainsi.

Charabia !

Personne ne s’étonnera de cette remarque dans la bouche d’une fillette de quatre ans baignant dans un environnement linguistique monolingue et culturellement plutôt homogène. On dira de son propos qu’il est typiquement autocentré. C’est normal, c’est de son âge…, se rassurera-t-on à juste titre. Moins anodine pourtant qu’elle n’en a l’air, cette anecdote nous rappelle que la question de la diversité linguistique et culturelle doit également être abordée du point de vue de l’enfant natif de langue et de culture francophone, à fortiori lorsque celui-ci évolue dans un paysage culturel et ethnique relativement homogène. Elle nous rappelle aussi qu’entrer en contact avec l’autre, cela s’apprend et qu’il n’est jamais trop tôt pour commencer cet apprentissage.
À cet égard, les langues, avec leurs sonorités, leurs rimes, leurs intonations, leur souffle propre nous semblent un formidable levier pour apprendre l’altérité. En effet, elles déterminent un point de contact à la fois sensible et rationnel. Sensible, car leurs sonorités étranges, non familières troublent et parfois même dérangent ; elles peuvent sembler inconfortables ou au contraire susciter l’enthousiasme, résonner, faire écho. Des sentiments et des émotions s’entremêlent : quelque chose de viscéral se produit comme un excès d’humanité auquel on n’est pas forcément habitué et qu’il faut apprivoiser. Rationnel parce que les entendre provoque un point de bascule propice à l’avènement de la curiosité, une résistance favorable à la mise en branle d’une dynamique de questionnement ; elles intriguent et parfois même sidèrent. Rationnel parce qu’une fois dépassé ce premier choc culturel, il est impératif de mettre à distance ces impressions parfois imbriquées, contradictoires, pour amorcer un questionnement et ainsi entrer dans un processus rationnel de connaissance : qu’est-ce que c’est que cette langue ? Comment la nomme-t-on ? Qui sont les personnes qui la parlent ? Dans quel pays vivent-elles ? Est-ce qu’elle ressemble à ma langue ? Est-ce que moi aussi, je peux la parler ?
L’éveil aux langues, c’est un éveil au monde, car les langues invitent à parler des pays, des paysages, des visages, des usages. Ce faisant, la langue donne chair à des réalités lointaines et donc abstraites. Et c’est aussi un éveil à la langue française et aux mots qui deviennent des objets de connaissances, de curiosités, de mises en œuvre d’habiletés mentales de premier plan : les observer, les comparer, les classer ; « Il lui [l’enfant] faut découvrir un nouveau paysage sonore, qu’il doit apprendre à entendre, discriminer, séquencer. Il y a un travail de discrimination auditive qui permet d’exercer l’écoute, la comparaison, la catégorisation : donc, on travaille des habiletés cognitives importantes[2]C. Goi, « Altérité linguistique, appropriation des langues et pratiques didactiques à l’école maternelle  », n° 11, Les carnets d’ateliers de sociolinguistique, L’Harmattan.
. » Mais pour réaliser ces différentes opérations, il faut d’abord les écouter, apprendre à écouter l’autre.

Ne touche pas à ma langue

Quand on mesure la corrélation existante entre la perception[3]V. Castelloti et D. Moore, Dessins d’enfants et constructions plurilingues. Territoires imagés et parcours imaginés, 2009.
que l’on a d’une langue étrangère et la conception que l’on se fait de la personne qui la parle, on saisit mieux les enjeux au creux de ces démarches qui relèvent avant tout d’un éveil à l’autre, aux personnes qui parlent d’autres langues, et dont la langue, précisément, est le premier outil d’affirmation culturelle. Ainsi, les langues sont à la source de préjugés puissants à l’égard des communautés qui les véhiculent ; elles participent de préconceptions qui se forment dès le plus jeune âge. Dans ce contexte, induire une conception positive d’une langue constitue un outil prépondérant pour lutter contre les stéréotypes ethniques et culturels qui se construisent dès la petite enfance.
À cet égard, les enseignants ont un rôle clé à jouer en particulier au moment où, avec la maitrise du langage, l’enfant commence à catégoriser le monde qui l’entoure, à l’organiser, à l’ordonner et… à le juger. Pour Michel Vandenbroeck[4]M. Vandenbroeck, Éduquer nos enfants à la diversité, Erès, 2011.
qui s’est attaché à mieux cerner comment se façonne et s’incline, dans un sens ou dans un autre, le premier rapport à l’autre chez le jeune enfant, l’âge de cinq ans marque ainsi un tournant décisif dans ce processus de décentration qui peut induire une représentation positive ou non de l’altérité et de la diversité. Il met aussi en exergue l’importance d’un accompagnement dans la découverte de ce qui est différent, de ce qui est étrange(r).
L’école, en fermant ses portes à la diversité linguistique qui couve en ses murs, ouvre grand la porte aux discriminations et aux préjugés et invite implicitement sa communauté à faire de même : les enfants, bien sûr, mais plus largement l’ensemble de ses membres, enseignants, éducateurs, parents.
Accueillir les langues de la diversité, c’est d’abord permettre aux enseignants de les appréhender et d’apprendre comment leur faire une place, à la fois vis-à-vis des enfants qui les portent dans leurs bagages, mais pour tous les enfants de sorte que ces langues deviennent une source d’apprentissage susceptible de créer une communauté d’apprenants autour de savoirs et de valeurs : « L’éveil aux langues a pour objectif de permettre à l’enfant de se rendre compte qu’il n’y a pas qu’une façon de dire et d’entendre le monde et surtout que l’on peut apprendre à écouter ensemble et coconstruire une décentration perceptive en classe. »

Pas simple…

C’est dans cette aventure que nous sommes lancés avec une vingtaine d’enseignants principalement de classes maternelles, tous volontaires !
Trois objectifs principaux ont été assignés au dispositif Les langues, c’est classe(s)[5]Projet mené avec la collaboration de I. Doneux. !, se déroulant sur deux années. Le premier, c’est d’intégrer la dimension linguistique dans l’accueil de l’enfant allophone qui fait ses premiers pas à l’école maternelle : comment faire en sorte de ne pas brusquer son enveloppe culturelle première, mais au contraire d’en faire un levier de son insertion dans la culture scolaire. Le deuxième, c’est d’englober la langue maternelle dans les apprentissages liés à la socialisation cognitive de l’enfant en début de scolarisation. Et, troisièmement, faire un outil de décentration et d’exploration pour accompagner vers une altérité positive, préservée dans sa complexité[6]M. Bernaus, S. Genelot, C. Hensinger, M. Matthey, « Evlang et la construction des attitudes », L’éveil aux langues à l’école primaire, 2003, dans M. Candelier (dir.), De Boeck.. En effet, contrairement à d’autres activités interculturelles plus classiques pratiquées dans les classes maternelles comme la traditionnelle recette de cuisine, il y a dans les activités mettant en exergue la pluralité des langues une richesse qui limite les risques d’une simplification outrancière, stigmatisante. L’individu ne se réduit pas à un artéfact de sa culture : avec sa langue, il se donne à voir dans son humanité pleine et entière… Et si l’interlinguistique permettait de renouveler l’interculturel.

Notes de bas de page

Notes de bas de page
1 Compte-rendu, sandra.hennay@hers.be
Lire aussi S. Hennay, « Accueillir les langues de l’enfant à l’école maternelle », TRACeS de ChanGement 233.
2 C. Goi, « Altérité linguistique, appropriation des langues et pratiques didactiques à l’école maternelle  », n° 11, Les carnets d’ateliers de sociolinguistique, L’Harmattan.
3 V. Castelloti et D. Moore, Dessins d’enfants et constructions plurilingues. Territoires imagés et parcours imaginés, 2009.
4 M. Vandenbroeck, Éduquer nos enfants à la diversité, Erès, 2011.
5 Projet mené avec la collaboration de I. Doneux.
6 M. Bernaus, S. Genelot, C. Hensinger, M. Matthey, « Evlang et la construction des attitudes », L’éveil aux langues à l’école primaire, 2003, dans M. Candelier (dir.), De Boeck.