Quand on parle d’école « en milieu multiculturel », on a en tête des images de jeunes d’origine marocaine ou turque. Comme si cette focalisation sur nos immigrés d’hier servait à faire écran sur ceux d’aujourd’hui. Avons-nous su réellement tirer les leçons du passé ? Quels futurs problèmes nous prépare notre aveuglement d’aujourd’hui ?
Alors que depuis 1974 le discours politique officiel est celui de la fermeture des frontières, les faits démontrent l’existence de flux migratoires nouveaux en Belgique. Les données statistiques tendent à montrer que le nombre d’étrangers diminue, passant de 902 265 en 1993 à 850 077. Toutefois, dans le même temps, 354 169 étrangers ont acquis la nationalité belge. De même, au cours de cette période le nombre de demandeurs d’asile entrés sur le territoire belge s’est accru considérablement, au mois jusqu’en 2000, pour ensuite retomber à un chiffre moyen de 15 000 par an. Enfin, l’entrée d’illégaux ou l’entrée légale d’étrangers qui séjournent illégalement (en particulier des ressortissants des pays de l’Europe de l’Est et Orientale) ont aussi augmenté.
La régularisation de 2000 a notamment mis en évidence la diversification des origines des étrangers. Dorénavant, il y a plus de personnes provenant d’Afrique subsaharienne, d’Europe de l’Est et de pays d’Amérique latine. La Belgique, comme d’autres pays européens, est ainsi confrontée à un discours timide sur l’ouverture des frontières et une tolérance des nouvelles migrations, même illégales, qui répondent à certains besoins économiques.
Elle estime qu’un assouplissement de la règlementation relative à l’engagement des travailleurs étrangers s’impose. L’ouverture sélective de l’immigration à laquelle elle aspire concerne tant les hauts que les bas niveaux de qualification (soudeur, camionneur, infirmier). L’urgence de cette politique ne tient pas seulement aux demandes pressantes des entreprises, mais aussi à la concurrence de plus en plus aigüe entre les pays européens pour certaines qualifications (les informaticiens).
Si la position patronale ne diffère pas de celle prise antérieurement, il en va de même du côté syndical. La FGTB prône le lancement d’un débat sur l’ouverture des frontières tout en estimant que la pénurie de main-d’œuvre doit d’abord trouver d’autres solutions que l’immigration. Cette position est partagée par la CSC qui évoque aussi la possibilité d’ouvrir les frontières pour des raisons humanitaires.
La position des syndicats dans ce débat est semblable à celle qu’ils ont toujours soutenue : ils sont contre le recours à l’immigration et ils sont pour l’égalité des droits des travailleurs belges et étrangers. Les craintes des syndicats sont plus fortes aujourd’hui que par le passé. Dans le contexte de mondialisation, l’ouverture de l’emploi à des travailleurs étrangers peut prendre la forme du dumping social, de la flexibilité et de la précarisation des conditions salariales et de travail.
En raison de la pression exercée par l’extrême droite en Flandre, les acteurs politiques (gauche et droite) formulent des propositions très prudentes. Trois arguments sont mobilisés pour ne pas consentir à une nouvelle immigration. Le premier tient au niveau élevé du chômage, notamment parmi les jeunes issus de l’immigration ; le deuxième concerne la fuite des cerveaux des pays du Sud et des individus économiquement dynamiques, et le troisième voit dans la demande des employeurs le risque de déstabilisation du marché de l’emploi.
Or, il ne fait plus aucun doute que l’immigration a repris depuis 1990. On peut considérer que le travail illégal d’étrangers est une des modalités de la dérégulation de la condition salariale et, sans doute, la forme d’emploi la plus précaire de la flexibilisation du marché de l’emploi.
Le recours à la main-d’œuvre irrégulière est structurel dans certains segments sectoriels, notamment ceux à faible productivité et à forte intensité de main-d’œuvre.
En 2001, le gouvernement a accentué les actions de contrôle de l’emploi de travailleurs au noir. Entre mai et décembre 2001, 1 013 entreprises ont été visitées et 1 862 personnes contrôlées, dont 1 436 travailleurs. Parmi ces derniers, 28,9 % étaient d’origine étrangère et occupés illégalement. Les secteurs dans lesquels on a découvert le plus de travailleurs étrangers occupés illégalement sont la construction avec 44,2 %, les hôtels-restaurants avec 11,1 % et les secteurs agricole et horticole avec 9,9 %.
De nombreux nouveaux migrants polonais travaillent dans le bâtiment à Bruxelles. Ils travaillent principalement chez des particuliers, parfois auprès d’indépendants ou de petites sociétés. Ils travaillent à l’heure, dix heures par jour, six jours par semaine à un tarif de 8 € de l’heure. En fonction de la demande de travail, celui qui obtient un « contrat » constitue son équipe, sur la base d’une solidarité de proximité ethnique.
Les Polonais disposent d’une forte communauté organisée. Ils savent que certains groupes ou institutions, dont la Mission catholique polonaise, constituent des recours de solidarité. Bien qu’en séjour illégal, les Polonais sont visibles dans la mesure où nombreux sont ceux qui ont des enfants inscrits dans les écoles bruxelloises. En cas d’accident de travail, ils disposent d’une assurance privée contractée en Pologne, qui couvre une partie des frais.
L’activité dans le bâtiment ne suffit généralement pas aux besoins économiques familiaux. Des activités illicites parallèles (vente de produits informatiques, électroniques, de communication) viennent compléter les revenus. Toutefois, la stabilité financière des ménages est assurée par les femmes qui sont souvent femmes d’ouvrage et dont l’occupation est plus permanente.
La Belgique n’utilise pas de travailleurs saisonniers immigrés dans l’horticulture. Cependant, depuis près de dix ans, certains travailleurs étrangers, en situation de séjour précaire (demandeurs d’asile) ou illégal, sont embauchés. Face à la demande d’employeurs, le secteur a bénéficié de facilités particulières pour obtenir l’embauche d’étrangers en dérogeant aux règlementations sur les permis de travail. Ainsi, des demandeurs d’asile, qui ne peuvent effectuer aucune activité professionnelle durant la procédure, ont pu être occupés légalement soixante-cinq jours par an à partir de 1994.
La pénurie dans le secteur du transport routier international est affirmée par de nombreuses entreprises qui dénoncent la concurrence déloyale de sociétés est-européennes. Or, celles-ci sont parfois de simples filiales de sociétés européennes, comme la SOMAT, ancienne société d’État en Bulgarie rachetée par Willy Betz, grand transporteur allemand qui occupe 7 000 salariés. Pour pallier ces besoins de main-d’œuvre, certaines entreprises recourent à des travailleurs immigrés sans attendre les résultats des efforts des pouvoirs publics en vue de former des travailleurs résidant en Belgique. Cet appel de travailleurs immigrés selon les procédures légales, s’accompagne d’embauche de travailleurs au noir. Dans ce cas, l’immigration légale sert aussi de couverture à l’usage de travailleurs illégaux.
Un grand décalage se dessine entre les discours sur l’ouverture des frontières et la tolérance à l’égard de l’emploi de travailleurs illégaux en Belgique. Depuis 1990, l’immigration a repris sous l’emprise de l’utilitarisme économique immédiat. Des segments du marché de l’emploi cherchent des travailleurs immigrés démunis de toutes protections sociales et juridiques.
À la différence du passé où les travailleurs immigrés étaient embauchés dans des secteurs de l’industrie où ils côtoyaient des travailleurs nationaux, et souvent syndiqués, les nouveaux migrants, parfois plus inscrits dans un espace de circulation que de migration, prennent place dans des petites unités de production où la connivence ethnique remplace la solidarité sociale. Leur inscription sociale étant de moins en moins étatisée (absence de contacts avec des institutions), ils cumulent une invisibilité économique à une invisibilité sociale, bien qu’ils soient parfois dans l’espace public. Le travail illégal, forme immigrée particulière du travail, concerne des individus à la marge de l’État de droit et à la marge de l’État social qui ne sont pas seulement discriminés et précarisés mais tout simplement niées en tant que travailleurs et citoyens.