Début du cours. Fabien projette sa carte aux étudiants. C’est une carte de la ville de Londres. Chaque quartier y est coloré selon le club de football qui y est supporté : Arsenal, Chelsea, Crystal Palace, Tottenham et une dizaine d’autres. Cela forme un joli patchwork bien coloré. Une fois le contenu de la carte expliqué, Fabien anime la discussion sur la critique du document.
C’est donc un rituel : chaque cours de géographie[1]Nous sommes en deuxième année de l’agrégation pour l’enseignement secondaire inférieur, en sciences humaine commence par la présentation d’une carte par un étudiant. À tour de rôle, chacun amène un document cartographique en classe : il n’y a aucune contrainte de contenu, le thème ou le type de carte. Fabien est un fan de foot, ce qui explique son choix. Sensible à la protection des animaux, Marine aura choisi une carte sur la biodiversité menacée. D’autres choisissent des cartes sur des sujets d’actualité : le conflit syrien, les élections au Brésil ou en RDC, les migrations… Les sources des documents sont variées aussi, de la carte très simplifiée découpée dans la presse quotidienne à celle de synthèse touffue construite par un labo universitaire. L’étudiant doit avoir fait quelques recherches pour parler de l’auteur de la carte et de l’origine des informations qui y sont présentées. Il est aussi responsable d’animer un débat sur la carte présentée et de proposer au groupe des questions pour relancer la discussion sur ce qu’il aura lui-même repéré dans le document.
Revenons aux clubs de football londoniens. Là, le débat porte surtout sur la manière dont les quartiers de Londres ont été colorés. Très vite, un étudiant note que tous les habitants d’un quartier ne sont certainement pas supporteurs du même club. « Cela représente donc sans doute le club soutenu par la majorité des habitants. » Oui, mais le terme majorité est équivoque : la majorité, est-ce que c’est nécessairement plus de la moitié ? Pour certains quartiers, peut-être…, mais il est possible que dans un quartier, il y ait des supporteurs nombreux pour plusieurs clubs et que le club le plus soutenu ne le soit finalement que par une relativement petite proportion des habitants. Deux quartiers de la même couleur sur la carte peuvent donc représenter des réalités bien différentes sur le terrain. Fabien nous explique où il a trouvé la carte : sur un forum de discussion réunissant des supporteurs de foot, et non, rien n’y est expliqué quant à la manière dont les données ont été récoltées. Et d’ailleurs, sur ce forum, les réactions fusent pour critiquer la couleur de tel ou tel quartier.
La suite, pour moi, c’est de mettre en évidence ce qu’on a appris lors de cet exercice. Dans ce cas précis, je mets en évidence la difficulté de passage des caractéristiques individuelles des personnes à une information globalisée par quartier. Au sein de la classe, Maxime est responsable de l’affiche cartes en mains sur laquelle il complète, au fur et à mesure de l’année, ce qu’on a appris sur la lecture critique de cartes. Ainsi se constitue progressivement une trace écrite et synthétique des apprentissages.
Je fais le lien avec des cartes fréquemment rencontrées des quartiers des grandes villes états-uniennes colorés selon l’origine dite ethnique des habitants. Ainsi, ces documents montrant les quartiers noirs, latinos, asiatiques et blancs de Chicago, Miami ou New York, voire encore plus précisément les quartiers aux populations d’origine haïtienne, ukrainienne ou pakistanaise.
Quelques semaines plus tard, nous travaillons justement le concept de ségrégation et les enjeux liés à l’exclusion et la paupérisation dans les villes américaines. Différentes cartes de répartition de la population dans les quartiers de New York sont distribuées et les étudiants sont invités à identifier leurs faiblesses et à proposer une alternative de représentation.
L’usage des statistiques ethniques est discuté avec les étudiants. Le caractère subjectif, potentiellement enfermant et stigmatisant, de cette pratique est notamment mis en évidence. L’utilisation même de ces cartes devrait donc être remise en cause. Je continue malgré tout le travail d’analyse de ces cartes, fréquemment rencontrées dans l’enseignement secondaire.
Nous mettons en évidence que, souvent, les cartes font ressortir une image manquant de nuances et de précisions, donnant une impression potentiellement exagérée de séparation des populations. Les étudiants identifient les bonnes idées déjà présentes dans certains documents et proposent d’autres pistes : travailler à partir de plusieurs cartes (une par groupe), noter sur chaque quartier le pourcentage de la population correspondant à la catégorie la plus représentée, permettre qu’un quartier puisse porter plusieurs couleurs selon une règle numérique précise, choisir une échelle spatiale plus fine pour le découpage des quartiers, faire varier l’intensité de la couleur selon l’importance de la dominante… Les étudiants sont invités à aller au bout de la formulation de leurs propositions de représentations, notamment en termes numériques. À cette étape, les difficultés pour certains étudiants sont nombreuses, et je ne peux pas aller au bout du travail : un travail interdisciplinaire de maths-géo serait plus que bienvenu ici.
Là où le travail interdisciplinaire serait aussi intéressant, c’est pour aborder les projections cartographiques, c’est-à-dire les opérations réalisées pour passer de la Terre sphérique[2]La Terre est en fait un ellipsoïde aplati aux pôles à la surface plane de la carte. À partir de l’observation de cartes du monde, nous mettons en évidence qu’il est impossible de conserver à la fois des distances, des formes, des angles et des superficies correspondant à la réalité. Et que le choix de la projection a des implications politiques : placer l’Europe au centre du planisphère est une convention de laquelle certains des étudiants ont parfois des difficultés à se défaire. Certaines projections, fréquemment utilisées, donnent une image agrandie des surfaces des pays des latitudes élevées (Europe, Amérique du Nord, Russie, Chine) par rapport aux pays tropicaux. Et je fais remarquer cela aux étudiants par des indices détectables en un coup d’œil : dans la réalité, l’Inde est beaucoup plus grande que le Groenland, alors que ce dernier est très souvent surdimensionné sur la carte.
Avec les étudiants, nous discutons de la nécessité de varier les types de projection utilisés avec leurs futurs élèves, tout en permettant d’établir les repères nécessaires pour s’y retrouver. Le travail mathématique qui détermine ces projections n’est, par contre, pas du tout abordé.
Au bout d’une année de travail, les étudiants deviennent très critiques vis-à-vis des méthodes de construction cartographique. Tant et si bien que pour certains étudiants, il y a comme un rejet de tout document cartographique… Les auteurs de carte sont tous des manipulateurs en force ! Pour ne pas rester sur ces positions, j’essaie maintenant d’orienter les discussions et les analyses davantage vers la question : « Quelles sont les limites de la carte dont je dois être conscient pour pouvoir l’utiliser ? » Impossible de répondre sans faire des mathématiques…