Casse-tête

Deux élèves viennent d’être renvoyés définitivement d’une classe de deuxième différenciée. Leur titulaire ne se sent pas bien, il va être absent un mois au moins. Je demande un rendez-vous urgent à ma directrice.

On ne peut pas laisser ces jeunes partir en vrille… Car si deux d’entre eux ont été renvoyés, il reste encore au moins trois élèves fort difficiles. Certains n’ont même plus un bic pour écrire, la plupart refusent tout travail. Ce sont des paroles et des gestes violents qui s’échangent au quotidien.
Je ne suis que leur prof de sciences et de mathématiques, j’ai déjà un titulariat dans une autre classe. Depuis de nombreuses années, lorsque mon collègue (le titulaire) est là, je me force à ne pas intervenir dans son fonctionnement. J’invite les élèves à lui relayer leurs plaintes et je refuse de prendre parti lorsqu’ils me parlent.
Mais vu son absence et l’électrochoc provoqué par ces deux renvois, je propose à la directrice de prendre cette classe en main avec l’appui de l’éducateur qui remplacera officiellement le titulaire absent.

Une brèche pour la parole

Mon unique changement est d’instituer un conseil des élèves pendant mon cours de math, une fois par semaine.
Jusqu’à présent, les places ont toujours été décidées par le titulaire. En début d’année, le tableau reprenant les charges/responsabilités a été fait par lui, et tout y est prévu jusqu’au mois de juin. Les élèves renvoyés y figurent encore… Ces jeunes n’ont pas l’habitude d’être consultés, ils n’imaginent même pas qu’ils pourraient avoir une prise sur leur quotidien.
Après un premier conseil et de grosses difficultés d’écoute, on réaménage le local, on sort les deux bancs dont on n’a plus l’usage. Pour la première fois de l’année, les élèves se mettent d’accord sur une disposition des bancs et la place qu’ils souhaitent occuper. Des responsabilités sont prises et non plus imposées.
L’éducateur, fort à l’aise, mâchant son chewing-gum, est présent. Par moments, il appuie ceci ou cela. Parfois, il tient un discours moralisateur et il prend, à l’occasion, mon rôle de présidente. Chacun ressort de cette réunion globalement satisfait avec un premier changement concret : le local ressemble à une classe.
Durant la semaine suivante, grâce à mes vérifications, aux coups de fil de l’éducateur aux parents et à la nouvelle dimension de cette classe qui se crée, chaque élève reconstitue peu à peu son matériel.

Une parole ébréchée

Semaine suivante : conseil des élèves numéro deux. Une activité de fin de trimestre, prévu pour toutes les classes, doit être organisée. On se met d’accord, on fera une activité sportive et des jeux de société. On ira ensuite chercher des tacos et on les mangera tous ensemble.
De nombreux élèves veulent sortir les acheter. Je m’apprête à gérer un tirage au sort lorsque mon collègue éducateur intervient pour décider de façon très catégorique que ce seront Jacques, Otman et Bobo, les trois « petits caïds » qui l’accompagneront. Miloud, élève assez sage, a l’air fort déçu. Mon collègue me dira par la suite : « J’ai pris les trois plus chiants qui risquaient de perturber. » Aux élèves, il a dit : « Comme ils n’ont pas toujours un rôle très positif, je veux les responsabiliser et faire avec eux une action valorisante où ils se mettent au service du groupe. »
De la même façon, il décide qu’il a besoin d’Otman pour placer le matériel sportif vu ses compétences, pas plus réelles que pour beaucoup d’autres, soit… Le Conseil n’est pas fini, mais l’éducateur s’en va, car il doit relever des documents dans d’autres classes.

Entre réflexion et tensions

Choix négocié ou choix éclairé
Qu’au sein du Conseil, on puisse prendre des décisions arbitraires privilégiant quelques élèves (dans ce cas, les plus difficiles) m’est insupportable. D’autant plus, devant la mine désappointée des plus sages qui lèvent le doigt pour être choisis. Je comprends que mon collègue veuille mettre quelque chose au travail avec les remuants, établir une certaine relation pour ensuite aller vers plus d’intégration, mais je trouve ceci malvenu au sein d’un lieu que les élèves apprennent à découvrir et qui se veut un endroit où chacun a sa place au même titre qu’un autre.
Même règlement pour tous ou statut différent pour l’adulte
Je suis incommodée de voir mon collègue chiquer ou d’autres prendre leur café, en classe, ou même utiliser leur GSM, devant les élèves, alors que pour ceux-ci, c’est interdit. Sans doute suis-je trop puriste… En quoi ces comportements des adultes dérangent-ils le bon déroulement du cours ou de l’activité ? Peut-être en rien, mais je pars du principe que le fait d’être adulte ne me place pas au-dessus des règles et qu’on ne « prêche » que par l’exemple.
Critique constructive ou silence loyal
Pour l’instant, je me tais. Je félicite mon collègue pour son investissement, pour les résultats obtenus. Lâcheté ? Stratégie ? Fatigue ? Je me sens mal devant les élèves par rapport à certaines positions, mais je sais le collègue susceptible, je ne le connais que depuis quelques mois. J’ai peur qu’il ne vive mes questionnements comme une critique trop forte, une remise en question. Vaut-il mieux un éducateur plein de certitudes, fonceur et qui obtient certains résultats ou quelqu’un qui n’ose pas avancer de crainte du regard des autres ?
Les difficultés, je me les crée moi-même. J’aurais pu gentiment changer le tableau des charges en supprimant les deux renvoyés, consulter l’éducateur pour cette activité de fin de trimestre. Qu’avais-je besoin de faire Conseil ? Trois fois… Qu’est-ce que ça va changer fondamentalement ? Peut-être que je rends le retour de mon collègue plus difficile en essayant d’instituer un petit autrement.
Pourquoi cet état perpétuel d’insatisfaction ? On dit que le mieux est l’ennemi du bien. J’aimerais parfois pouvoir ronronner un peu, ne pas me casser la tête, arrêter de me poser des questions.
Et si l’éthique, c’était ça ? Une perpétuelle remise en question ? Une observation constante de ce que l’on fait ou pas et des effets que cela produit ? Un parcours à petits pas en essayant de comprendre la position de chacun ? Une reconnaissance la plus fine possible en essayant de causer le moins de tort ?