Ce prof qui nous les casse

Il s’en fout qu’on écoute ou pas, il fait son cours tout seul, ce prof, il parle au tableau et tellement bas qu’on ne peut pas l’entendre et… voilà le prof de math mis à l’ordre du jour du Conseil de la classe.

De ce que je connais de ce collègue très discret et fonctionnaire qui fait la sieste dans la salle des profs et dont les remarques de bulletin sont vingt-deux fois copiées et collées, je peux imaginer que la description de la situation soit proche de la réalité, mais j’interromps l’élève pour lui rappeler qu’on ne va pas faire le procès d’un absent qui n’est pas là pour se défendre. Je l’invite aussi à s’exprimer dans des termes plus respectueux, à soigner le choix du vocabulaire : je crois que tu peux formuler ta phrase sans faire référence à ton anatomie, Raphaël.
Aborder ce sujet au Conseil est délicat et me met dans une position paradoxale. D’un côté, je tiens à rester loyale envers un collègue et à respecter le cadre apporté par la cohésion de l’équipe enseignante ; de l’autre côté, je suis, moi aussi, mal à l’aise alors il n’y a eu que deux réussites à l’examen de math, à Noël, et que rien n’est dit là-dessus, au Conseil de classe, sauf que tous ces élèves sont décidément faibles dans cette matière et feraient mieux de travailler… À ce moment-là, personne n’est présent pour défendre le point de vue de l’élève ! Si le Conseil organisé au titulariat n’est pas le lieu où déposer un tel problème, où les élèves peuvent-ils l’adresser ? J’ai déjà tenté de faire l’intermédiaire entre des élèves et un collègue, mais c’est délicat, on ne sait pas quels mots choisir. Et j’ai déjà été interpelée par un collègue qui s’adressait à moi au nom des élèves, je l’ai remercié et écouté avec attention, mais je me suis vexée qu’ils n’osent pas m’en parler directement.
Nous pouvons inviter le prof de math au Conseil pour discuter avec lui, mais l’un d’entre vous a déjà essayé de lui exposer le problème ? Personne ne lui a encore formulé clairement le problème auquel chacun réagit d’ailleurs par débrouille individuelle (se mettre au premier rang, utiliser le cours d’une autre classe ou un prof particulier…) Aller lui parler semble donc la première étape, pourquoi n’a-t-elle pas encore été franchie ?

Encombrant affectif

L’ambiance de l’école est très familiale, ce qui est plaisant à vivre au quotidien, mais parfois nuisible à la relation pédagogique. Les rapports aux professeurs sont très affectifs, elle nous aime bien, il ne nous aime pas et, les élèves comme les profs se laissent prendre à ce relationnel informel et confortable qui fait obstacle au conflit et donc au changement. Interpeler un professeur se fait aussi de manière informelle, à l’intercours ou à la porte de la salle des profs, et les élèves doivent être assez outillés sur le plan relationnel et langagier pour s’y essayer. Ils doivent déjà comprendre une (évidente) règle (implicite !) sur le choix du bon moment. Tu comprends, Raphaël, si tu lances ta critique devant toute la classe, le prof risque de se sentir agressé, il vaut mieux aller lui en parler après le cours. Mais, qui ose s’adresser en tête-à-tête à son prof ? Et quels profs laissent l’ouverture pour accueillir des remarques d’élèves ? En lançant sa remarque, en plein cours, Raphaël profite de la sécurité du groupe pour s’adresser au prof.
Le Conseil peut offrir ce tremplin pour oser s’adresser au prof concerné en se sentant plus légitime et plus en sécurité avec mandat du groupe. Nous terminons donc sur la décision de déléguer deux élèves qui iront, au nom du groupe, lui demander de parler plus fort et de se tourner vers eux. Si cette démarche ne suffit pas, nous envisagerons une autre possibilité au prochain Conseil.

À quoi ça me fait penser ?

Au weekend d’écriture, cette situation a été choisie comme point de départ d’une réflexion collective. Différentes questions sont ressorties de ces échanges :
La classe doit se mettre d’accord sur l’objectif commun : est-ce qu’on cherche à avoir la peau du prof ou est-ce qu’on veut que la situation s’améliore ?
Quelle stratégie mettre en place pour améliorer la situation et surtout la réussite dans ce cours ? Ne peut-on pas s’organiser collectivement pour réviser la matière ?
Ce n’est pas le rôle des élèves de critiquer le pédagogique d’un prof. Mais alors, qui le fait ? Peut-on interpeler un collègue sur son travail ? L’inviter à être réflexif ?
Peut-être faut-il aider les élèves à déconstruire l’image d’un prof qui ne s’intéresse pas à eux ?
Qui peut aider ce prof de math ? Il doit aussi avoir un fort sentiment d’incompétence face à la situation.
Que faire quand tout le monde ferme les yeux et qu’on offre l’occasion aux élèves de les ouvrir ? D’autant que donner la parole à des enfants quand on ne peut rien en faire peut être criminel…
Le plus vertigineux dans cette histoire est mon propre sentiment d’impuissance et d’ignorance du travail de mes collègues. Avec le prof de math si discret, je n’ai pratiquement jamais eu de conversation pédagogique. Ce que je sais de lui, ce sont les élèves et les ragots qui me l’ont dit. Peut-on accepter une telle opacité de notre travail ? Où sont les moments prévus pour avoir des échanges sur nos matières et nos manières de faire ? N’est-ce pas ce que je cherche constamment à éveiller chez les élèves : l’entraide et la solidarité ? Où la construisons-nous entre profs ?