Ce qui fait « école »

Tout enfant est issu d’un milieu familial où il a déjà exercé son positionnement vis-à-vis d’adultes et d’autres enfants. Quand il entre à l’école maternelle, il découvre un nouveau milieu dans lequel les relations sont parfois étrangères à ses habitudes, dans lequel les modes d’apprendre peuvent être contradictoires avec l’expérience familiale.

Qu’apprend-il de ce nouveau milieu ? Dans le cadre des recherches sur les inégalités à l’école et le rapport au savoir des élèves, qu’en est-il d’un enfant de deux-trois ans qui arrive à l’école maternelle ? Après avoir exposé des pistes de compréhension d’inégalités scolaires qui peuvent se construire dès la première scolarisation, nous aborderons des pistes pédagogiques rendant lisibles les attendus du milieu scolaire pour de jeunes enfants.

L’enfant apprend et/ou construit un rapport à la norme

Dans les différents espaces de l’école et de la classe, l’enfant rencontre des aménagements conçus par les enseignants. Nous avons pu observer des manières différentes de s’approprier ces lieux. Ainsi entrant dans une classe aménagée avec des « coins », des tables garnies de jeux ou de livres, peu de courses s’organisent alors que dans le couloir menant aux toilettes, elles vont partir et s’enrichir d’aller-retour, de plongées en glissades.
Certaines règles d’utilisation des espaces ne sont pas explicitées verbalement et les attitudes des enfants se différencient en fonction de ce qu’ils comprennent du regard de l’enseignant2. Dans la posture immobile à regarder la maitresse, l’enfant apprend des normes qui influent sur le développement de sa personne. Sur le tapis, Kenny pousse avec ses pieds ceux d’un autre enfant, saute sur Nicolas, ôte le pouce de la bouche de Nicolas tandis que Nicolas tire le lacet de Kenny, attrape le bas du pantalon d’un autre… Le regard sur la maitresse et de la maitresse ne semblent pas suffisant pour que ces enfants construisent l’intérêt à continuer de rester sans bouger pour écouter l’histoire.
Rapidement, l’enfant doit repérer ce qui est spécifique à l’école, c’est-à-dire sa normativité. Ainsi, il adapte son comportement aux contraintes spatiales et temporelles de l’école, aux regards et rappels à l’ordre de l’adulte dans un mode de relation aux autres.

L’enfant apprend une culture scolaire

Lors de la lecture de l’album par l’enseignante, Kenny montre son plaisir en anticipant sur la suite de l’histoire, en se soulevant puis se rasseyant quand la page est tournée. Nicolas porte son attention sur l’objet et réagit à l’illustration montrant la maman et évoquant son parfum « qui chen », qui sent bon. Cette culture commune véhiculée dans des pratiques de classe servira de base à des activités ultérieures autour de la langue écrite.
L’enfant est conduit à partager des moments où il peut retrouver des aspects sociaux traditionnels telles les comptines, mais qui sont traitées à la manière scolaire. En plus de les dire avec d’autres enfants, elles sont accompagnées d’un album, dans une relation à l’écrit et à l’apprendre. Dans le partage de cette culture, l’enfant construit un rapport à la langue à travers un patrimoine traditionnel, mais aussi un type d’écrit, l’album : mémoire, trace, souvenir d’un vécu commun, mais aussi d’apprentissages.
Le traitement particulier accordé aux albums dans les classes conduit l’enfant à mettre en relation des thématiques, des iconographies, des types de textes… à prendre des indices, à émettre des hypothèses, à échanger avec d’autres… Des activités de construction de la pensée, dans des situations qui permettent à l’enfant de construire un rapport au langage et, plus particulièrement, au langage scolaire.

L’enfant construit des savoirs en actes

Certaines activités comme le comptage, le collage de gommettes ou encore des jeux d’encastrement peuvent être connus des enfants dans le milieu familial. La situation mise en place par l’enseignant est pratiquée dans un cadre déterminé et en présence d’autres enfants.
Toutes les activités manipulatoires accompagnées par l’enseignant aident l’enfant à construire les bases d’apprentissage de concepts qui seront étudiés plus tard : dénombrement de quantités et mises en relation sous forme de classes d’équivalence, collage, découpage… autant de savoirs qui sont des victoires que l’enfant conquiert sur le monde et qui deviennent des manipulations automatiques. Il n’y a pas de petite aventure dans celle de la construction de savoirs : le plaisir, c’est de relever le défi, de résoudre le problème posé. C’est grandir !
Pour cela, l’enfant doit pouvoir, à travers la manipulation, exercer une pensée en actes, une activité intellectuelle avec l’étayage de l’enseignant.
L’expérience scolaire de cette première année de scolarisation est empreinte de la continuation de la construction de la personne. Les objets de l’école, les adultes et les pairs aident l’enfant à se différencier tout en s’identifiant à ceux de ce milieu qu’est l’école. L’école est le lieu privilégié d’apprentissages nécessaires au développement de l’enfant.
Pour les enfants les plus éloignés de la culture scolaire, les implicites et les malentendus risquent de perdurer et influent sur la poursuite de la construction des savoirs.
Réduire les écarts entre élèves est du domaine du possible en créant des attentes, en posant des défis, en rendant lisibles les attendus du milieu scolaire afin de développer une posture d’apprenant, donc une posture réflexive.

La distinction entre faire et apprendre

Distinguer la tache de l’activité oblige à penser, pour l’enseignant, la manière d’annoncer le but de la séance en précisant l’objet du travail réel. Attentif aux formulations des enfants, il va reprendre et reformuler les énoncés secondarisés, montrant l’activité de pensée mise en œuvre par l’enfant.
Par exemple, dans l’activité de mise en relation de paires d’images identiques, deux pratiques ont été observées à partir du même support. Dans une classe, l’enseignante montre la feuille d’exercice, puis demande à l’ensemble du groupe classe ce qu’il faut faire. Un enfant répond « Les feuilles ». L’enseignante précise, « Vous voyez, je vous ai préparé des étiquettes », en les montrant : « Alors, d’après vous, qu’est-ce qu’il faut faire ? » Un autre enfant répète « Faire ». Puis l’un d’eux intervient « La coule ». L’enseignante reprend « Il faut les coller, c’est bien ! » : la tâche annoncée est celle de premier niveau, le collage d’étiquettes.
Dans une autre classe, l’enseignante rassemble les enfants du groupe devant le tableau sur lequel est affichée une grande feuille avec un quadrillage dans lequel se trouvent des dessins de feuilles d’arbres et des cases vides. L’enseignante demande ce qui est accroché sur le tableau. Un enfant désigne et dit « Des feuilles » avec le risque d’équivoque pour certains : parle-t-il des feuilles d’arbres ou des feuilles de papier affichées ? Puis elle demande s’ils se rappellent du jeu qu’ils ont fait (jeux de paires, de loto, avec des cartes sur lesquelles étaient dessinées des feuilles d’arbres). Un enfant montre des dessins similaires, celui sur l’affichette et celui sur l’une des étiquettes. L’enseignante demande alors « Qu’est-ce qu’on va devoir faire avec ces feuilles ? » Une fillette répond qu’« On va coller. », puis sur demandes successives de précisions « Bien… à l’intérieur… de sa copine… en bas de la feuille… ». L’enseignante reformule : « Il faut coller les images identiques l’une en dessous de l’autre. » Dans la mise en mots, l’enfant qui propose de chercher la « copine » donne à comprendre le cheminement de sa pensée : l’analogie entre « être identique » et s’identifier à une personne avec qui on s’entend bien puis la nomination du positionnement par rapport au modèle.
Devenir élève, c’est entrer dans l’activité, la réflexion qui engendrent la nécessité d’une mise en mots précise et logique.

Le langage pour apprendre l’école

La mise en mots des situations par les enseignants va avoir des effets différents selon la proximité des pratiques langagières avec celles de l’école. Il est donc important de préciser les conditions de réalisation de l’activité en clarifiant les rôles des élèves et de l’enseignant. Jérôme Bruner3 précise que c’est par l’identification de scénarios récurrents que les enfants construisent des formats de situations qu’ils vont reconnaitre, identifier et ensuite anticiper.
Par exemple, lors de l’écoute d’une histoire, l’enseignant annonce l’activité des élèves et la sienne. Dans une petite section, les enfants sont installés pour l’histoire, l’enseignant leur demande si tous sont « bien assis, ne bougent plus ni ne se gênent, ont leur bouche fermée, leurs yeux et leurs oreilles ouverts. » Quand plus rien ni personne ne bouge, elle annonce : « Regardez bien avec vos yeux, vous allez chercher avec votre tête, on réfléchit et après je lis le livre. » Elle montre les images de l’album aux élèves, sans commentaire, avant de le lire. Les élèves regardent les images, sans bruit, avec une qualité d’attention impressionnante. Pendant la lecture, l’écoute est perceptible, personne ne bouge. Quand la lecture est terminée, les commentaires affluent, les langues se délient.
Les élèves observent l’enseignante dans une activité de lecture à voix haute : ils construisent une représentation de l’acte de lire après avoir repéré des indices dans le tournage des pages.
Les usages du langage à l’école sont variés, mais l’un d’eux est particulièrement visé pour que les enfants construisent des savoirs : le langage secondarisé est celui qui permet de dire une pensée en construction, un point de vue argumenté… C’est bien la mission de l’école que de permettre à tous les enfants de construire cette posture langagière de dire une pensée qui s’élabore.
Devenir élève pour le jeune enfant arrivant à l’école maternelle, c’est entrer dans un milieu institutionnel, en apprendre les attendus et les manières de dire pour se construire comme sujet pensant. 