C’est combien pour une pipe ?
Je n’ai rien compris, je demande au jeune de répéter.
C’est combien pour une pipe ?
Je me dis que ce n’est pas possible, que j’ai mal compris… Je lui demande de répéter pour être sure… Et en me demandant déjà ce que je vais faire de ça !
C’est combien pour une pipe ?
Je ne connais pas le gamin, il doit avoir quatorze ans. Il vient de faire irruption dans mon local, avec un copain, un quart d’heure avant la fin du cours. Je n’en reviens pas et j’ai quinze autres ados devant moi qui attendent ma réaction.
« Demande à ta mère, elle connait surement les prix mieux que moi. »
Sur le moment, je suis assez fière. Je ne me suis pas laissé démonter, c’est lui qui se fait chambrer par les autres, il s’en va.
Je fais quand même un rapport d’incident, car ce jeune que je ne connais ni d’Ève ni d’Adam n’a pas à se balader ainsi dans les couloirs et encore moins à poser ce genre de question.
Mais le petit morveux m’a mise au travail… Il m’a cherché, il m’a trouvée et finalement, je ne suis pas si fière de moi. Sur le moment, je m’en suis sorti avec cette pirouette, mais je m’en veux.
L’éducateur me propose de rencontrer le gamin en sa présence et insiste pour que je ne le ménage pas et que j’y aille cash.
J’apprends qu’il s’appelle Milo, qu’il aime se faire remarquer et qu’il a déjà eu plusieurs conseils de discipline l’année dernière.
Le jeune homme arrive, la rencontre a lieu à la bibliothèque, une semaine s’est écoulée depuis les faits. La vérité, c’est que je ne lui en veux vraiment pas, son culot me fait même sourire. Il s’assied, l’éducateur lui dit qu’il a organisé la rencontre pour qu’il puisse présenter ses excuses, mais qu’il n’est pas sûr que je les accepterai, que c’est mon droit…
J’ai longtemps pensé à ce moment. Je ne veux pas y aller en direct. Il sait que l’éducateur attend qu’il me présente des excuses. J’ai envie de le surprendre, j’aimerais le rencontrer là où il ne m’attend pas.
« Bonjour, Milo. Je suis contente de pouvoir te rencontrer aujourd’hui, car j’aimerais comprendre ce qui s’est passé la semaine dernière. Mais avant toute chose, je voudrais te présenter mes excuses. Tu m’as cherchée et je t’ai clashé devant les copains. Je trouve que tu as eu la monnaie de ta pièce, mais mes excuses, c’est par rapport à ta maman. Elle n’est pour rien dans toute cette histoire et ce n’est pas correct ce que j’ai laissé sous-entendre par ma réponse… »
Là-dessus s’engage une discussion. Ce serait un cap ou pas cap qui l’aurait poussé à faire ça… « Mais je ne suis pas une balance, je vais pas donner des noms ! » On parle de lui, de son langage…
Je lui dis qu’il peut ne pas répondre à ma question, mais que j’aimerais savoir ce qu’il croit qui plait aux filles de son âge.
Faut y aller cash !
C’est-à-dire ?
Faut aller la trouver, tu lui dis qu’elle te plait et tu lui demandes son numéro de téléphone !
Et ça marche ?
Ben une fois, oui…
Il me touche, je lui raconte que j’ai deux filles de son âge et que ce qu’elles apprécient chez les garçons c’est plutôt la gentillesse, l’humour.
L’éducateur participe aussi à la conversation.
De longs blancs entrecoupent nos échanges, Milo a les larmes aux yeux, il se contient. Je lui demande ce qu’il ressent, il me dit : « Je suis bouleversé. »
Il ne me présentera pas d’excuses formelles. Je ne les exige pas.
Je lui dis que ça me fera plaisir de le recroiser dans les couloirs ou lors d’un atelier maintenant qu’on a un peu fait connaissance. Il me répond : « Moi aussi. »
Ce petit moment hors du temps est comme une bulle et je me sens soulagée et sereine. Milo n’a pas perdu la face. L’éducateur me remercie en me disant que c’est top d’avoir des collègues comme moi et qu’il a beaucoup appris dans l’échange qui vient d’avoir lieu.
Personne n’est à l’abri d’un dérapage (surtout lorsqu’on a le sang chaud ou la répartie facile), mais l’important c’est comment on le traite après, comment on le reprend, comment on écoute et on permet à l’autre de repartir avec dignité.