C’est pas des maths ça ! (Épisode 3)

Dans ce troisième épisode, il est question de partage équitable, pour aborder la moyenne par une voie un peu moins classique que celle qui consiste à calculer des sommes. Une de ses interprétations parmi d’autres. Une façon de lui donner du sens…

La désignation d’un délégué (TRACeS 225) nous a permis de mettre en avant une autre valeur centrale que la moyenne qui est le mode (la valeur à la mode en quelque sorte). D’un point de vue citoyen, ce n’est rien d’autre que la démocratie qui était au cœur du débat.
Un problème de pointure (TRACeS 226) nous a fait découvrir une autre valeur centrale que la moyenne et le mode, à savoir la médiane qui divise l’effectif total en deux. D’un point de vue citoyen, c’est l’occasion d’aborder des questions de revenus, de pauvreté, de seuil de pauvreté…
Voici l’énoncé de la troisième activité qui a été revu après les premières expériences.
« Pour la bonne[1]Suivant qu’il juge que la charité est nécessaire ou que c’est un produit d’entretien de la misère, le lecteur en fera une interprétation différente, mais ce n’est pas l’objet du … Continue reading cause :
A Pour l’opération Damien, 4 élèves ont acheté respectivement 18, 12, 10 et 20 stylos. Répartissez équitablement. Quelle est la part de chaque élève, avant et après le partage ? Décrivez votre méthode.
B Jean-Luc, qui n’a pas eu l’occasion d’en acheter, rejoint le groupe. Quelle est alors la nouvelle part de chacun ? Décrivez votre méthode et vos observations.
C Dans un autre groupe, 5 élèves ont acheté respectivement 16, 12, 8, 20 et 8 stylos. Calculez la moyenne du nombre de stylos achetés par ces élèves. »
Rappelons que les activités ont été menées dans des classes de deuxième année de l’enseignement général à Saint-Roch Ferrières, dans des classes de troisième et de quatrième année professionnelle à Saint-Louis Amercoeur et en quatrième qualification à l’Institut Notre-Dame de Malmédy[2] Nous profitons de l’occasion pour remercier Messieurs Janssens et Tollet, Madame Bourgeois de nous avoir accueillis dans leurs classes du secondaire..

Dans le général

Une grande majorité d’élèves prennent spontanément le chemin du calcul : ils additionnent toutes les valeurs et divisent la somme.
– Madame, il y a vraiment 56 stylos en tout ?
– Alors 56 divisé par 5, c’est pas possible ?
– Oui, mais en théorie… Cela en fait combien par personne ?
– 56 divisé par 5, c’est 11,2… On ne peut pas couper un stylo en cinq ?
– On donne 11 stylos à tous sauf un qui en reçoit 12.
– Madame ! C’est facile : 11 stylos à chacun et celui qui reste à Jean-Luc.
– Ah non ! Jean-Luc n’a rien acheté ; le dernier stylo, on le donne…
Dans la synthèse, on suggère alors aux élèves de considérer deux manières de déterminer cette valeur : le partage équitable et la compensation. Le partage équitable consiste à rassembler tous les stylos. Puis, sans faire de calculs, à les distribuer. La compensation consiste à aller prendre un (ou plusieurs) stylo(s) chez quelqu’un qui est bien loti pour aller le donner à quelqu’un qui est moins bien loti, et arriver à l’équilibre après un certain nombre d’opérations du même type.

En professionnel

Les élèves ont à leur disposition des stylos en quantité suffisante pour leur permettre de manipuler. Nous allons décrire nos observations de ces activités pour chacun des items A, B, C.
A Pour répartir équitablement les stylos à chacun des élèves, plusieurs stratégies sont apparues :
Compter le nombre total de stylos et le diviser par le nombre de personnes présentes (4 dans ce cas-ci). Pas mal de groupes ont utilisé cette formule directement, sans utiliser le matériel. Cette façon de faire reflète des habitudes de calcul de moyennes ;
Rassembler tous les stylos en un tas et les distribuer comme un jeu de cartes, un par un. Certains élèves améliorent cependant la technique : comme chaque élève en a déjà au moins 10, tout le monde garde ses 10 stylos et on partage ce qu’il reste, ce qu’il y a en trop ;
Dans d’autres groupes, les élèves connaissant le nombre de stylos après le partage (60 : 4 = 15), vont piocher des stylos dans le tas le plus proche pour compléter leur collection. Il s’agit d’une méthode de compensation : on va chercher ce qui nous manque et ceux qui en ont trop laissent leur part. Toutefois la méthode n’est pas toujours appliquée avec rigueur, ils ne vont pas forcément vers les élèves qui ont trop de bics, mais vers un tas choisi au hasard. La figure 1 illustre la compensation pratiquée par un groupe.

figure 1
capture_d_ecran_2017-08-31_a_14.01.33.png
Lors de la synthèse, on essaye de traduire par un calcul, chacune des manipulations effectuées. C’est également une vérification des procédés utilisés. De manière générale, nous n’avons remarqué aucune difficulté particulière pour cette activité comme si tout cela semblait évident.
B À nouveau, plusieurs stratégies apparaissent :
Comme dans le cas précédent, d’aucuns additionnent le nombre de stylos (qui reste inchangé puisque Jean-Luc arrive les mains vides) et on divise par le nombre de personnes qui s’élève désormais à cinq ;
Certains se fixent à nouveau un seuil de dix stylos par personne et distribuent ce qu’il reste de manière équitable (un par un). S’il s’avère qu’on manque de stylos, les élèves pensent déjà à fixer un seuil moins élevé, cinq par exemple ;
Plusieurs groupes, connaissant la méthode, font le calcul et trouvent qu’il faut 12 stylos par personne, puis adaptent leur tas. Il s’agit d’une démarche inverse à celle observée pour le cas a) où la compensation résultait d’abord de la manipulation et non du calcul ;
Des jeunes sont repartis des tas précédents (15 stylos) et, sachant qu’il en fallait 12, ils en ont pris 3 dans chaque tas pour en former un nouveau ;

figure 2
capture_d_ecran_2017-08-31_a_14.01.33.png
Repartant aussi du partage fait au cas a), un élève a proposé que chacun des membres de son groupe (ils sont quatre) donne un stylo à Jean-Luc (joué par l’une d’entre nous)… Chacun des quatre ayant donc 15 stylos au départ, en a donné un à Jean-Luc, puis un second… Mais ils ont voulu mettre fin à cette distribution estimant que Jean-Luc recevrait beaucoup trop de stylos. S’ils ont stoppé le processus, c’est qu’ils ont pensé en termes de partage équitable entre chacun et Jean-Luc et non entre tous. Ils ont anticipé un processus qui après un certain nombre d’étapes les mènerait à une répartition tout à fait inéquitable. Alors qu’en réalisant l’opération, ils auraient pu constater qu’en se limitant à trois étapes, l’objectif était atteint…
Quelques élèves envisagent le cas où le nombre de stylos ne serait pas divisible par 5 (c’est en réalité l’objectif de la partie c). Ils se rendent compte du problème que cela pose. Une solution consiste à mettre certains stylos de côté, mais nous ne la prenons pas en compte… Une autre solution proposée est de donner les stylos supplémentaires à la personne qui en avait le plus au départ…
Lors des synthèses, le problème de Jean-Luc est posé… Du point de vue mathématique, une valeur nulle doit être prise en compte et fait descendre la moyenne. Au niveau du débat, les avis sont parfois unanimes (tous les élèves défendent une répartition équitable et ce, y compris avec celui qui n’a rien) et parfois pas (certains élèves du groupe estiment que Jean-Luc doit être exclus du partage).

Quand ça ne marche pas

C Pour cette dernière partie, les élèves n’avaient plus de stylos à leur disposition. Assez naturellement, c’est vers la somme puis la division de celle-ci par 5 qu’ils se sont orientés. Quelques élèves se sont interrogés sur le fait qu’il y ait deux 8. Après réflexion, ils en ont vite déduit que cela n’avait pas d’importance. Une fois le calcul réalisé, le résultat tombe : 12,8 !! « Mince, j’ai fait une erreur de calcul ! » Voilà la première réaction des élèves. Après réflexion et vérification, on se rend compte que c’est bien correct. Qu’est-ce que cela signifie ? 12,8 stylos ?
Plusieurs propositions sont alors faites :
Retirer des stylos pour que cela tombe bien (on arrondit à l’unité inférieure) : non, tous les stylos doivent être pris en compte ;
Ajouter des stylos pour la même raison (on arrondit à l’unité supérieure) : non plus on fausse le résultat ;
Retirer ou ajouter des personnes : non, on fausse à nouveau les résultats.
Les élèves étant dans l’impasse, nous leur avons donné un exemple plus parlant pour eux. Nous avons demandé le nombre d’enfants présents dans chacune de leur famille. Nous avons ensuite calculé la moyenne du nombre d’enfants de leurs familles. Nous tombions par exemple sur 2,8. D’où la question : cela signifie-t-il qu’il y a 2,8 enfants dans chacune de vos familles ? Non, c’est une valeur qui va donner le nombre d’enfants théorique si on avait voulu les répartir de manière équitable. On en arrive donc à la conclusion qu’une moyenne n’est pas forcément une valeur observable, qui se trouve parmi les données.

Et après

Le sens de la moyenne comme partage équitable est porteur ou pas. Dans un cadre de revenus ou de salaires, c’est évident, la moyenne est ce que chacun aurait si tous avaient la même chose. De plus, la somme totale correspond à une richesse globale (pour des revenus) et à la masse salariale (par exemple d’une entreprise, si on se limite aux salaires de celle-ci). Dans le cadre de côtes, de notes, de résultats scolaires ou autres, la somme des valeurs ne correspond à rien et la moyenne a un tout autre sens que celui de partage équitable. Cet autre sens fera l’objet du quatrième épisode de la saga.
En classe, nous avons travaillé avec des stylos parce qu’ils nous permettaient des manipulations et parce qu’ils ne pouvaient être sectionnés. Ce qui pose le problème du modèle : le calcul marche ou pas… Dans certains cas, la moyenne correspond bien à ce que chaque individu reçoit, mais dans d’autres cas, la moyenne devient un nombre sans réalité concrète.
Le partage est parfois difficile à admettre, surtout avec quelqu’un qui n’a rien à apporter (comme Jean-Luc dans l’énoncé). Est-ce tellement étonnant, dans une société qui repose sur la méritocratie ? Pas besoin de preuves pour étayer la réticence de nos concitoyens (et de nous-mêmes) à payer des taxes ou à pratiquer le sport national le plus populaire pour éluder l’impôt… Partager, c’est difficile. D’autant plus avec ceux qui n’ont rien, c’est-à-dire ceux qui n’ont pas fait « l’effort nécessaire de… » Quand on considère la somme des revenus des ménages de toute la Belgique, il en est qui ne peuvent admettre qu’il s’agit d’un gâteau à se partager et qui pourrait très bien se répartir de façon très différente. Pour eux la masse est fluctuante en fonction de l’apport, des mérites et du travail de chacun. Mais cette dernière idée tient sociologiquement difficilement la route.
La moyenne pour se « comparer à » : oui. Je suis en dessous ou au-dessus, cela me permet de me situer. Mais la moyenne comme partage équitable : non. D’où l’intérêt de la travailler non seulement pour son intérêt mathématique, mais aussi pour ce qu’elle représente en termes sociaux. 

Notes de bas de page

Notes de bas de page
1 Suivant qu’il juge que la charité est nécessaire ou que c’est un produit d’entretien de la misère, le lecteur en fera une interprétation différente, mais ce n’est pas l’objet du débat du présent texte.
2 Nous profitons de l’occasion pour remercier Messieurs Janssens et Tollet, Madame Bourgeois de nous avoir accueillis dans leurs classes du secondaire.