C’est pas des maths ça ! (Épisode 1)

C’est l’avis d’élèves de troisième et de quatrième années professionnelles quand on leur donne des exemples de ce que sont les statistiques dans la vie de tous les jours…

Questionnés, avant d’entamer le travail, sur ce que signifie le terme statistique, ils restent cois. Quand nous tentons de leur faire voir de quoi il s’agit, au travers d’exemples extraits du quotidien comme les analyses de matchs de foot (nombre de coups de coin, possession de balle, assists et buts marqués par match pour tel joueur…) et les élections (de miss Liège, de l’Oscar du meilleur acteur, du président des États-Unis, des députés belges…), les élèves réagissent : « C’est pas des maths ça ! »

Pas que des calculs

Ont-ils si bien assimilé que les maths, c’est faire des calculs, étudier des règles et des définitions ? Que les maths, c’est aussi éloigné de la vie des gens que Cendrillon l’est de la leur ? Sauf que les maths, ce n’est pas un conte de fée. Ils n’ont peut-être jamais eu de cours de traitement de données en primaire ou en début de secondaire, parce que leurs enseignants ont fait passer cette matière à la trappe. Et s’ils en ont eu un, cela se résume à des calculs, soit de moyennes, soit d’angles de quartiers de tarte qui correspondaient à on ne sait plus quoi, soit…
Nous avons consulté plusieurs manuels de mathématiques actuellement utilisés dans le secondaire. Très peu d’entre eux consacrent du temps à l’apprentissage des valeurs autres que la moyenne pour caractériser une population. De plus, celle-ci est le plus souvent réduite au résultat d’un calcul et abordée de manière très abstraite, sans aucun sens ni contexte.
La quasi-totalité de ces livres présentent les données uniquement sous la forme de tableaux indiquant déjà les effectifs, les fréquences, etc. N’est-ce pas faire fi de la richesse d’une situation où il s’agit de traiter une série brute de données, de les ordonner, de les classer pour ensuite les analyser, les comparer, les interpréter et en tirer des conclusions. Par ailleurs, au lieu de proposer de vraies situations faisant intervenir les outils statistiques, les problèmes sont parfois déguisés, montés de toute pièce, ce qui appauvrit l’étude du point de vue pédagogique. Enfin, lors de la construction de graphiques, les élèves se voient trop souvent imposer un type de graphique à réaliser (dont la forme, axes pour le cartésien, cercle pour le circulaire, est déjà dessinée, ce qui ne laisse pas les apprenants réfléchir sur la façon de les réaliser), alors qu’il serait bien plus instructif et sensé de laisser les élèves choisir le graphique adéquat et de justifier leur choix.
De manière générale, les élèves sont donc drillés à calculer, mais n’utilisent pas les calculs effectués et leur esprit critique pour répondre aux questions posées. Ils étudient les statistiques comme une suite de techniques qu’ils appliquent sans réfléchir.

Élection du délégué

À rebours, les activités qui font l’objet de cette saga s’insèrent dans un contexte réel ou réaliste et font appel à l’intuition, à l’expérimentation, à la compréhension première et à l’argumentation des solutions proposées. Ces activités ont été menées dans des classes de deuxième année de l’enseignement général à Saint-Roch Ferrières (une école au milieu des bois), dans des classes de troisième et de quatrième années professionnelles à Saint-Louis Amercoeur (une école au cœur, même pas amer, de la cité) et en quatrième qualification à l’Institut Notre-Dame de Malmédy (c’est l’Ardenne)[1] Nous profitons de l’occasion pour remercier Messieurs Janssens et Tollet, Madame Bourgeois de nous avoir accueillis dans leurs classes.
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L’énoncé du premier problème est le suivant : « Vous devez désigner un délégué pour représenter votre classe lors des conseils de classe. Décrivez votre méthode et vos observations. » Les élèves travaillent en sous-groupes de quatre.
À Ferrières, dans le général, les jeunes s’intéressent d’abord aux critères pour être un bon délégué…
On peut regarder les points des candidats ?
Et si un élève est le meilleur en français-anglais, mais que c’est un autre en math ? Comment allez-vous procéder ?
Est-ce que quelqu’un de fort en math est forcément un bon délégué ?
On peut ajouter des critères comme l’humour, la régularité (c’est-à-dire peu d’absences), la motivation, l’originalité des idées…
Ah oui, on ajoute des critères jusqu’à ce qu’il n’y ait plus qu’un candidat…
Comment pouvez-vous vous mettre d’accord pour que le délégué corresponde au choix des élèves de toute la classe ? Comment vous mettre d’accord sur les critères à retenir ?
Et si les autres groupes ne sont pas d’accord avec le vôtre ?
Chaque groupe pourrait désigner un délégué de groupe, et on pourrait choisir le délégué parmi les délégués de groupe.
C’est pas juste !
Comment allez-vous faire le vote ? Concrètement ? En France et en Belgique, la manière de voter est différente… Et même en Belgique elle peut varier d’une élection à l’autre ! Un vote à majorité simple, la majorité des 2/3, le candidat qui recueille le plus de voix ?
Après avoir mis en avant des critères de choix, le groupe opte pour un vote individuel secret. Le candidat qui a le plus de voix est élu au premier tour.

Sapé comme jamais

À Amercoeur, en professionnel, le premier souci est également celui des critères de sélection du délégué, des qualités requises pour être désigné. En voici quelques-unes : présent tous les jours, s’exprime et se défend bien, beau ou belle, aimé par la classe, intelligent, a l’esprit d’équipe et de partage, est à l’écoute et, pour plusieurs, est « sapé comme jamais » (en référence à la chanson de Maitre Gims). Certains se rendent compte de la subjectivité de certains critères : « On pourrait très bien voter pour le plus beau alors que c’est le plus con, donc ça n’a pas de sens ! »
Après les critères, le scrutin… Tout d’abord, pour élire un délégué, on procède à un vote : on met le nom de tous les élèves et celui qui récolte le plus de voix gagne et est élu. Certains élèves mettent en évidence le fait qu’il faut que ce soit des candidats volontaires et que le vote doit être secret et individuel (les candidats doivent sortir le temps du vote, l’urne contenant les papiers sera scellée pour plus de sécurité). Une élève fait remarquer que ce système est celui d’une démocratie, tout le monde a en effet le droit de voter. Une autre ajoute qu’il faut faire un débat avant de voter pour pouvoir se défendre, proposer ses idées, etc. Et qu’une fois le résultat tombé, si quelqu’un n’est pas d’accord, on recommence un débat qui aboutira sur un deuxième vote.
À Malmédy en qualification, deux méthodes de scrutin différentes ont été proposées. La première consiste à procéder en deux tours. Tous les élèves sont candidats au premier tour et les deux meilleurs résultats sont repris pour un second tour. La seconde, plus originale sans être excentrique, donne à chaque électeur un pourcentage de 100 % à répartir comme il le veut entre les candidats qui ont sa préférence.

Citoyen aussi

D’un point de vue mathématique, le type de scrutin où chaque votant désigne une personne parmi des candidats volontaires ou désignés, et où l’élu est celui qui a récolté le plus de voix, correspond au mode. De façon générale, le mode est la valeur qui apparaît le plus, qui est la plus fréquente. Nous l’avons mise en lien avec la mode qui donne les codes vestimentaires les plus en vogue, les plus fréquents, ceux que l’on peut le plus rencontrer dans la vie de tous les jours. On joue sur les mots, le second (la mode) étant une métaphore du premier (le mode). Cela parle aux élèves, mais cela peut être un risque, celui qu’ils ne se souviennent que de la métaphore.
D’un point de vue citoyen, se pose la question de la démocratie et de ce qu’on peut faire pour l’atteindre à ce niveau élémentaire. Les jeunes affichent beaucoup d’intelligence (fixer des critères pour le choix des candidats) et de lucidité (le paraître et les facteurs affectifs sont importants dans le vote).
On pourrait aller plus loin… Et pousser le jeu jusqu’à la simulation. Qui est élu dans la classe dans un type de scrutin en un tour où l’élu est celui qui compte le plus de voix ? Dans le cas où tous les élèves sont candidats d’office ? Dans le cas où on ne vote que pour des candidats volontaires. Et si on organise un débat entre candidats volontaires… Cela fait déjà trois cas d’espèce avec, très vraisemblablement, des élus différents.

Impossible démocratie

Si on décide que pour être élu, un élève doit rassembler une majorité simple, et qu’on procède en deux ou trois tours dans le cas où on n’a pas un gagnant au premier coup, on peut encore aboutir à un résultat différent. Si le vote est obligatoire ou non, si le vote est secret ou non, si on peut se prononcer pour ou contre chaque candidat et pas seulement pour celui qu’on soutient, si chaque électeur dispose de deux ou trois voix à répartir comme il le veut, et non d’une seule… Autant de variations qui peuvent déboucher sur tant de résultats…
On pourrait aller plus loin… Mais c’est difficile de vivre plusieurs types de scrutins avec les mêmes personnes. La première élection influencerait toutes les autres. Et l’élection d’un délégué selon certaines modalités (par exemple, un vote en plusieurs tours sachant que tous les élèves sont candidats) peut laisser des traces dans la classe…
Si la simulation parait difficile, on peut se tourner vers l’extérieur et analyser des faits électoraux particuliers. Par exemple, en 2012, à l’élection présidentielle française, qui se déroule en deux tours, Bayrou était donné gagnant en face à face avec chacun de ses adversaires et pourtant il était dernier au premier tour (Hollande 31 %, Sarkozy 28 %, Le Pen 19 %, Mélanchon 13 %, Bayrou 9 %).
Si certains lecteurs pensent comme les élèves que ça, c’est sûr, c’est pas des maths, nous pouvons leur répondre qu’il s’agit pourtant de maths en bonne et due forme. Et qu’il y a même un théorème à la clé, c’est le théorème du dictateur ou théorème d’impossibilité d’Arrow : il n’existe pas de processus démocratique dès qu’il y a au moins 3 électeurs et 3 candidats.
Ou encore, si les conditions de liberté, de transitivité, d’unanimité et d’indépendance[2]Liberté de vote
 : Tous les votes émis sont recevables et ont même valeur. Transitivité
 : Si A est préféré à B et si B est préféré à C, alors A est préféré à C. Unanimité
 : … Continue reading sont réunies, c’est une dictature. 

Notes de bas de page

Notes de bas de page
1  Nous profitons de l’occasion pour remercier Messieurs Janssens et Tollet, Madame Bourgeois de nous avoir accueillis dans leurs classes.
2 Liberté de vote
 : Tous les votes émis sont recevables et ont même valeur.
Transitivité
 : Si A est préféré à B et si B est préféré à C, alors A est préféré à C.
Unanimité
 : Si tous les électeurs préfèrent un candidat à un autre alors il est élu ou désigné.
Indépendance
 : Le classement entre deux candidats ne dépend que des préférences relatives de ces deux candidats exprimées par les électeurs et non d’un troisième (comme pour les jurys de patinage, par exemple).
Non dictatorial
 : Il n’y a pas d’électeur dont le seul avis serait retenu indépendamment de l’opinion des autres électeurs.