C’est pour ton bien !

Le mot bienveillance est souvent mis en avant actuellement, entre autres pour parler d’une attitude à avoir envers les élèves. Vouloir le bien de l’autre, c’est généreux, c’est charitable. Je suis bienveillant envers toi, je veux ton bien, je veille sur toi.

Cela se dit, cela s’entend dans les écoles, dans les centres, dans les lieux où il est question d’éduquer, d’instruire et de soigner des jeunes. Et pourtant ! N’y a-t-il pas derrière cet énoncé — c’est pour ton bien — une intention cachée, différente, voire malveillante ? Un apologue[1]
Cet apologue est commenté par Jacques-Alain Miller dans un cours inédit Le partenaire symptôme. Leçon du 7 janvier 1918
.
nous aide à débroussailler la question.

La légende de saint Martin

On connait la légende de saint Martin qui partage son manteau avec un mendiant sur la route d’Amiens ! Jacques Lacan interroge à deux reprises la valeur de cet apologue dans un séminaire consacré à l’éthique de la psychanalyse[2]Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre VII, L’éthique de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1986..
Le geste de saint Martin paraît, à première vue, le comble même de la charité, de la générosité et de l’amour du prochain.
Est-ce si sûr ? N’est-ce pas conclure trop vite à l’idéal de la formule ?
Donner n’est jamais sans effet pour le donateur comme pour celui qui reçoit. Donner distribue des places ! Celui qui donne affirme son pouvoir, son rang, sa supériorité. Il est celui qui possède. Celui qui reçoit, du fait même de recevoir, reflète la puissance de celui qui donne.
Le couple de celui qui donne et de celui qui reçoit vaut la peine d’être déplié. D’un côté, celui qui a. De l’autre, celui qui n’a pas. Celui qui a, donne son manteau. Notons qu’il garde néanmoins son rang. Au bout de l’histoire, cet officier qui a donné la moitié de son manteau au mendiant devient, à la suite de sa conversion, un saint.

Que donne-t-il ?

Ce qu’il donne, c’est une moitié, c’est un partage, l’action de saint Martin établit un partage, elle établit une égalité des biens en termes de l’avoir. À la fin, chacun des protagonistes possède une moitié du manteau.
Saint Martin ne donne pas tout son manteau, il en donne la moitié seulement ! Il donne, mais pas tout ! Il veille à ce que le don ne le dépossède pas. Disons que c’est un altruisme calculé.
Dans un commentaire de ce séminaire sur l’éthique, Jacques-Alain Miller fait valoir que l’altruisme, ici, n’est que la projection de l’égoïsme au sens où, dans cet apologue, l’autre n’est qu’un autre moi-même. Ce que je veux, c’est le bien des autres, pourvu qu’il reste à l’image du mien[3] Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre VII, L’éthique de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1986..
Une autre question surgit dans la relation aidant-aidé !
Pour donner, le donateur doit pouvoir interpréter la demande du bénéficiaire. Saint Martin interprète la demande silencieuse du mendiant, et il le fait dans le sens d’un besoin. Dans l’évidence de la nudité du mendiant, du froid qu’il doit ressentir, saint Martin l’habille, il le vêt. Il comble le besoin.
Cette réponse interprète la demande, qui après tout était peut-être toute autre, car il y a toujours une inconnue à la demande de l’autre.
Qui sait si le mendiant n’avait pas faim, par exemple. Qui sait s’il n’aurait pas voulu faire un bout de chemin sur son cheval ? Qui sait, comme le suggère Lacan, si la demande du mendiant aurait pu être que saint Martin le tue ou le baise…

Au-delà de la demande

Ici, ce que Lacan épingle, c’est qu’il y a toujours un au-delà à la demande, quelle qu’elle soit. Répondre trop vite à la demande, la combler, la boucher par une réponse au besoin risque, le plus souvent, d’écraser cet au-delà de la demande, de l’étouffer, voire de l’annuler.
Cet au-delà de la demande, c’est ce que nous appelons, avec Lacan, la dimension du désir. Derrière toute demande se profile toujours un désir. Et ce désir ne se confond pas avec la demande.
Je ne désire pas nécessairement ce que je demande. Et ce que je veux n’est pas nécessairement ce que je désire. Mon énoncé — ce qui est dit — ne correspond pas nécessairement à mon énonciation — le point à partir duquel je dis, soit le dire.
Ces quelques réflexions nous engagent à nous montrer prudents quand nous parlons de bienveillance.

Quelle bienveillance ?

Se montrer bienveillant, est-ce en fin de compte aider l’autre ou bien, ne faut-il pas comprendre la bienveillance à l’envers, comme une façon de traiter, de combler son propre manque ?
Veiller sur le bien d’une jeune relève dès lors d’une tâche délicate. Quel est-il ce bien du jeune ? Comment le définir ? Qui est en place de le savoir ? À part le jeune lui-même ?
Une institutrice se voit réprimandée par sa direction à la suite d’une interpellation d’un parent parce qu’elle a mis une limite à un enfant : elle lui a dit non ! On lui reproche un manque de bienveillance. N’aurait-elle pas été malveillante que de le laisser faire, de ne pas mettre de bord à un comportement qui s’emballe ? Qui peut en juger ? Qui peut savoir si la limite posée par l’institutrice n’est pas au contraire bienveillante au regard de la difficulté de l’enfant ?
Le bien se confond le plus souvent avec celui des idéaux en cours dans une école ou avec les idéaux de l’adulte. Ceux-ci ne répondent pas nécessairement au bien du jeune !
Comment entendre la demande et son au-delà, avec un jeune qui paraît avoir besoin d’aide ?
Comment ne pas interpréter trop vite ce qui serait le bien d’un sujet ?
Comment définir la bienveillance, comment alors la définir dans un projet éducatif ?
La question mérite d’être posée. Elle ne trouvera des débuts de réponses que si les responsables commencent par un travail d’écoute, de suivi et d’accompagnement des jeunes.
La bienveillance n’est pas à comprendre de façon universelle. Elle se vit au cas par cas, la bienveillance pour l’un ne correspondra pas à celle pour l’autre.
Plutôt que de faire la charité à l’autre, Lacan nous recommandait de déchariter ! Ici, déchariter serait de ne pas comprendre trop vite ce qu’est la bienveillance.

Notes de bas de page

Notes de bas de page
1
Cet apologue est commenté par Jacques-Alain Miller dans un cours inédit Le partenaire symptôme. Leçon du 7 janvier 1918
.
2 Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre VII, L’éthique de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1986.
3  Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre VII, L’éthique de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1986.