Ils sont tous là, avec leurs réalités et leurs acquis si différents. Il y a ceux que nous reconnaitrons spontanément, et puis il y a les autres. Ceux que nous devons apprendre à reconnaitre. Et ce n’est pas facile, ça nous bouleverse… et ça nous fait douter.
Dans ma classe cette année, il y a Karim, un jeune garçon d’une douzaine d’années. Le 1er septembre, il est arrivé en secondaire semblant n’avoir peur de rien, ne craindre ni la nouvelle institution, ni les nouvelles règles, ni les nouveaux profs. Comme on dit de lui, en conseil de classe, dès le 1er jour, on l’avait repéré. Rapidement, toute l’école le connaissait. Les collègues m’en parlent et me « plaignent » de l’avoir dans ma classe… En décembre, Karim est en échec partout et il a épuisé tout notre stock de sanctions. Nous, professeurs, ne savons plus que faire de cet élève, nous semblons dépassés et entamons une procédure de renvoi définitif…
Dans ma classe, cette année, il y a Louise, une jeune fille de 11 ans qui est arrivée le 1er septembre, à l’école secondaire, fière et curieuse, avec comme première question celle de savoir quand la bibliothèque serait accessible aux élèves. Élue déléguée de classe par ses camarades en octobre, elle est reconnue tant par ses “La mixité sociale, un idéal ?”pairs que par ses profs pour son travail, son sérieux et sa maturité. En décembre, elle termine brillamment, c’est la première de classe.
Dans ma classe, cette année, il y a Kawtar. Elle recommence son année. Elle sait que sa difficulté c’est la langue française. Mais elle est déterminée et s’y attaque avec les moyens que l’école lui offre : elle s’inscrit à l’étude dirigée, elle demande d’être parrainée par un ainé, elle veut participer au cours de soutien à la langue française… En septembre, elle est fière de pouvoir expliquer aux autres comment fonctionne l’école. En octobre, elle demande de pouvoir être déléguée bibliothèque. Et ainsi, elle se fait sa place au sein de la classe et de l’école. En décembre, elle n’a aucun échec. Les professeurs sont contents et l’encouragent, Kawtar est fière.
Dans ma classe, cette année, il y a Manon. Une jeune fille de treize ans qui a de gros troubles d’apprentissage. Elle a besoin de plus de temps, de concentration. Ce n’est pas facile. Elle arrive à l’école assez inquiète. Dès octobre, les professeurs la sentent fragile. En décembre, ça ne se passe pas bien. Manon est effondrée, les professeurs l’encouragent comme ils peuvent.
Dans ma classe, cette année, il y a aussi Ayoub. Il ne parle pas bien le français. Il ne comprend pas grand-chose aux cours. En septembre, les professeurs sont interpelés par l’ampleur des lacunes. Très vite Ayoub et Karim se reconnaissent des points communs et deviennent très turbulents, en classe et à l’école. Ils sont, de manière inconsciente (?), aussi associés par nous, professeurs. En décembre, nous ne savons plus que faire d’Ayoub. Nous sommes dépassés, même excédés. Lui, aussi, a quasi épuisé notre panel de sanctions. Nous espérons que le renvoi de Karim aura indirectement des effets sur lui…
Dans ma classe, cette année, il y a encore Hamz. Un jeune garçon de 13 ans qui redouble lui. En septembre, il recommence, avec une certaine lucidité sur son parcours scolaire. Il sait à quoi est attribué son redoublement et entend bien ne pas reproduire les mêmes erreurs (il parle de mauvaises fréquentations, de mauvaises influences). Au début, ça se passe assez bien pour lui. Puis, peu à peu, il se rapproche de Karim et d’Ayoub. Ses résultats commencent à chuter, son attitude n’est plus adéquate. Nous le rencontrons et, avec beaucoup de lucidité, il nous explique qu’il se reconnait en Karim et Ayoub : « Nous sommes du même quartier, il suffit qu’on se regarde pour qu’on se comprenne. » Il nous explique également qu’étant Albanais, lui colle à la peau l’étiquette de « mauvais garçon », « celui qui veut être craint ». Il nous explique que d’autres garçons albanais réussissent à l’école, mais qu’après « ils s’incrustent ». Je comprends par là qu’il s’agit de jeunes qui réussissent scolairement, mais qui alors ne sont plus tout à fait acceptés au sein de ce groupe de jeunes du même quartier. Autrement dit, quand nous lui rappelons ce qui l’a mené à un échec en première et lui proposons de réfléchir à ses fréquentations, quand nous lui conseillons de quitter ses amis, de se concentrer sur ses apprentissages pour réussir son année, il nous entend, mais se retrouve dans un conflit de loyauté : va-t-il « trahir » ses copains, ceux avec lesquels il a tant de points communs ? Va-t-il devenir un de ceux qui « s’incrustera » ? Va-t-il s’opposer à ce qu’il y a sous l’étiquette de jeune garçon albanais ?
Et dans ma classe, cette année, il y a encore 18 autres élèves… Chacun avec ses propres réalités.
C’est la première fois que je suis confrontée à un groupe tellement hétérogène : rythmes d’apprentissage très différents, maitrise de la langue très différente, et, surtout, milieux socioculturels très différents avec un rapport aux savoirs et à l’école très différents d’un élève à l’autre. C’est d’ailleurs la première fois que je crois comprendre ce que veut dire « Le rapport au Savoir et à l’École des élèves et familles issus de milieux populaires ». J’ai pris conscience de l’existence d’une culture scolaire. Les enseignants, les élèves et les familles avec lesquels j’ai pu travailler jusqu’ici partageaient davantage un « implicite scolaire », des codes et des attitudes présupposés. Je ne m’étais d’ailleurs jamais posé, réellement, la question du sens de l’école ou du rapport à l’école et au savoir. Cela allait de soi, cet implicite semblait partagé, on semblait se rejoindre autour d’un sens commun.
Cette année, je me suis rendu compte que certains élèves à qui je parlais comme je l’avais fait jusqu’alors ne disposaient visiblement pas de ce présupposé. J’ai pu voir que le message que je voulais faire passer à travers mon langage ne passait pas étant donné ce manque de références communes.
J’en ai d’ailleurs été bouleversée, me rendant compte que moi non plus je ne connaissais pas grand-chose de la culture et de la réalité de ces jeunes. Et dès lors, comment allions-nous nous rencontrer, quel projet commun pouvoir développer ? J’ai donc pris conscience qu’il allait inévitablement falloir m’informer et me former sur les réalités de ces élèves si je voulais comprendre où ils en sont et pouvoir les intégrer dans cette culture scolaire.
Le public de mon école change, et cela est plus que probablement lié au décret inscription qui a permis à certaines familles d’élèves plus fragilisés de s’inscrire dans notre école, réputée « bonne école ». Certains élèves restent très proches de notre culture scolaire, de nos exigences, de notre rapport à l’école, ce sont les élèves que spontanément nous reconnaitrons, encouragerons. Et puis il y a de nouveaux élèves, avec d’autres réalités bien plus éloignées, que nous devons apprendre à comprendre, à accepter et reconnaitre pour pouvoir les intégrer à notre système scolaire.
Mais qu’avons-nous à notre disposition pour accueillir ces élèves, pour faire face à ce public qui change ?
Pour encadrer les élèves qui redoublent leur 1re année secondaire, nous avons cette année un dispositif d’accompagnement individualisé via le Plan Individuel d’Apprentissage. Il s’agit de rencontrer l’élève une fois par mois environ et de définir avec lui des objectifs qui l’aideront à progresser. C’est par ce biais-là que j’ai pu me rendre compte de la difficulté d’accroche de certains jeunes à l’école, de leurs réalités socio-économico-culturelles, de la difficulté d’intégrer les familles. C’est lors de mes entretiens avec ces élèves, leur proposant des pistes, des remédiations, définissant avec eux des objectifs d’apprentissage de manière « classique », que j’ai pu comprendre que ce que je leur proposais s’avérait parfois être à mille lieues de leurs préoccupations, qu’on ne parlait pas le même langage, qu’on ne partageait pas la même culture scolaire. C’est lors d’une de ces rencontres que Hamz (cité ci-dessus) a pu déposer sa réalité, que j’ai perçu le conflit de loyauté dans lequel il se trouve.
Ces rencontres sont précieuses, car en classe, nous n’avons pas cette possibilité de percevoir les élèves de manière aussi fine, de cerner les enjeux pour chacun.
Mais après… que faire de tout cela ? Comme je l’ai dit plus haut, certaines de ces rencontres m’ont réellement bouleversée et ont suscité chez moi des questionnements fondamentaux, tant professionnels qu’humains : comment allons-nous continuer à pouvoir intégrer chacun dans un apprentissage collectif ? Comment allons-nous pouvoir avancer sans ignorer l’un ou l’autre, sans en laisser au bord de la route par faute de moyen de pouvoir l’accrocher aux wagons ? Comment l’école va-t-elle s’adapter ? Comment va-t-elle accueillir cette multiplicité de réalités, y faire face, tout en maintenant ses exigences ? Comment allons-nous pouvoir à la fois nourrir une LOUISE, soutenir une Kawtar, offrir un cadre probant à une MANON tout en accueillant et encadrant un Karim, un Ayoub ou guider un Hamz… Parfois j’en arrive à me demander si la mixité sociale est possible ou s’il s’agit d’un idéal. Même si ma raison m’aide à répondre à la question, j’en viens parfois à me demander s’il ne serait pas plus simple de travailler avec des collectifs plus homogènes, issus de mêmes réalités socio-économico-culturelle… Les approches me semblent tellement différentes…
Je crois donc que pour pouvoir continuer en intégrant toutes ces nouvelles dimensions, il faudra avant tout former l’équipe pédagogique aux enjeux de l’interculturalité, tant sociale que culturelle. Je pense aussi que pouvoir bénéficier d’un service de médiation scolaire pourrait nous aider à comprendre, à réagir, à (re) tisser les liens avec les familles.
J’espère que l’école reconnaitra ces changements, les enjeux qui y sont liés et l’importance d’une formation.
Et ce que j’espère enfin, c’est que l’école aura rapidement les moyens (tant en termes de temps que de budgets) de s’adapter à ces changements qui eux sont très rapides. De mon point de vue, ce n’est que comme cela que l’école restera une bonne école.