Oui, le loup est de retour dans notre pays. Il fascine, il suscite les passions, il fait peur ! Saisissons-nous de cette occasion pour travailler en interdisciplinarité le concept du développement durable. Les sciences humaines ont besoin de différents éclairages disciplinaires pour cerner la réalité complexe. Il s’agira de relier plutôt que de séparer.
Le retour du loup dans nos contrées est un fait d’actualité, il nous permet de saisir le réel qui se présente à nous. Prendre un extrait d’un journal télévisé, un ou deux articles de la presse écrite qui évoquent cet évènement. Mettre ensuite les élèves en position d’acteur par la création d’un jeu de rôle. Un échevin de l’environnement d’une commune rurale des Ardennes souhaite recueillir des avis de divers acteurs concernés, de près ou de loin, par ce retour. Autour de la table, il y a des habitants, des éleveurs, un représentant d’une multinationale d’une exploitation forestière implantée dans la commune, un fonctionnaire du département de la nature et des forêts (Dnf), des chasseurs, un représentant d’une association de défense des grands prédateurs sauvage, une propriétaire d’un petit camping. L’enseignant est le médiateur de ce débat et les élèves qui n’ont pas de rôle prennent note des arguments avancés par les uns et les autres.
Les habitants expriment leur peur : leurs enfants pourront-ils encore jouer ou se promener dans les bois ? Le représentant de la multinationale menace de délocaliser si de nouvelles réglementations viennent entraver son exploitation. Les chasseurs craignent de perdre un certain nombre de proies, et un manque à gagner dans la location des terres de chasse. Certains y voient une belle occasion d’organiser un tourisme pour les amoureux de la nature et de la faune sauvage. D’autres voient, dans ce retour, une chance pour la biodiversité de nos régions. Quant aux éleveurs, ils craignent pour leurs troupeaux… Bref, le retour du loup est bel et bien un fait social, complexe et conflictuel.
Chacun quitte son rôle soit d’acteur soit d’observateur et, en sous-groupe de quatre, cinq élèves, on liste une série de problèmes que pose le retour du loup et on rédige une liste de questions que soulève cet évènement pour en faire évoluer une en question de recherche.
Sur une expérience menée, quatre des cinq sous-groupes avaient une question du type : en quoi le retour du loup influence-t-il l’économie locale ? Le cinquième groupe se demandait quant à lui, en quoi ce retour avait-il une influence sur la biodiversité. Ce fut l’occasion de faire remarquer que quatre groupes ne retenaient dans leur question que l’aspect économique du développement, ce qui montre que le rapport de force tourne en faveur du représentant de la multinationale. Dès lors, pour faire évoluer la question de recherche afin qu’elle prenne en compte la complexité et la conflictualité, les élèves ont repris, les arguments un à un, pour les classer dans des catégories voire des sous-catégories. Ils ont identifié des arguments émotionnels et d’autres rationnels ; un argumentaire de type économique, de type environnemental ou encore de type social qui faisait apparaitre les piliers classiques du développement durable. Dans les cinq sous-groupes, il y avait les pros loups et les anti loups, les acteurs qui agissent selon un intérêt, et d’autres plutôt en fonction de valeurs. Enfin, certains ont croisé leurs catégories dans un tableau. À partir des catégories énoncées, le temps est alors venu d’observer des contradictions et des oppositions en vue de créer des axes de tension, c’est-à-dire des pôles positifs et légitimes, mais qui s’opposent, sont antagoniques. En effet, il est logique qu’un éleveur désire défendre ses conditions de vie, de travail et qu’il veuille protéger son troupeau, comme il est compréhensible que les amoureux de la nature veuillent défendre la biodiversité et le partage de notre territoire avec des grands prédateurs. On pourrait dire que l’un défend un intérêt privé, d’ordre socioéconomique et que l’autre défend un bien commun, d’ordre environnemental. L’un n’est pas plus légitime que l’autre, mais comment dépasser ces contradictions ? Comment tenir compte des points de vue de chacun ? Est-ce envisageable, souhaitable, réaliste ?
Problématiser
imaginer les scénarios possibles
Que faire du loup qui est de retour chez nous ? Quelles actions sont possibles ? Après une réflexion individuelle, des sous-groupes se sont reformés afin de partager leurs différents scénarios. Certains, pour protéger le loup, le voyaient bien dans un zoo ou mieux dans un parc naturel, d’autres estimaient qu’on pouvait le laisser vivre en liberté moyennant un collier GPS, l’intégrer à nos vies ou peut-être le déplacer dans un pays où il vit en liberté dans des zones peu anthropisées. Enfin, certains estimaient qu’on pouvait le stériliser, voire le chasser et pourquoi pas exploiter sa fourrure. Très concrètement, ils avaient inventé les trois grands scénarios repris par le philosophe Baptiste Morizot dans son livre paru en 2017, Les Diplomates. Cohabiter avec les loups sur une autre carte du vivant : la sanctuarisation (le loup est sacré), l’éradication (le loup est nuisible) et la cohabitation. Les deux premiers s’inscrivant dans une même logique de séparation entre l’Homme et la Nature, le troisième étant, selon cet auteur, la seule façon de remettre l’Homme comme un membre parmi d’autres, faisant partie intégrante d’un environnement commun, il est possible de coexister avec le loup moyennant le recours à une diplomatie lupine donc à une connaissance approfondie de son comportement et à des stratégies inventées pour éviter que les loups s’en prennent aux troupeaux.
C’est alors qu’on a repris les axes de tensions et les scénarios pour aboutir à cette production :
Schéma des tensions et scénarios ci-dessous
Le travail d’expertise doit donc continuer, se demander notamment si les arguments avancés par les uns et les autres sont fondés, si de nouveaux arguments sont à prendre en considération. Tous les scénarios sont-ils envisageables ? Le loup ne fait-il pas partie des espèces actuellement protégées en Europe ? Y a-t-il donc une ou des législations ? Comment comprendre le retour du loup et puis, tout compte fait, depuis quand a-t-il disparu et à la suite de quoi ? Les élèves sont amenés pour bien cerner ce phénomène, à travailler sur différents aspects : juridique, temporel, spatial, économique, social et environnemental. Cette recherche, à partir de divers documents constitués de faits, de témoignages, d’actions et d’expertises, mis en ligne ou livresques a pour but de préparer un conseil communal avec la consigne suivante :
« Quel scénario pour l’avenir de votre commune ? Allez le plus loin possible dans le concret pour convaincre les citoyens de votre commune et une opposition qui vous attend au tournant.
Comment allez-vous gérer le territoire et en particulier le territoire forestier ? Les chasseurs pourront-ils toujours exercer leur activité dans vos forêts ? Idem pour la multinationale forestière ? Qu’allez-vous proposer à vos éleveurs ? Comment allez-vous rassurer vos habitants ? Envisagez-vous un accueil particulier pour les touristes, les randonneurs ? Comment pouvez-vous justifier vos actions par rapport aux différentes législations en vigueur ?
Bref, en quoi le modèle de développement que vous proposez au sein de votre commune répond-il aux besoins du présent sans compromettre la possibilité, pour les générations à venir, de pouvoir répondre à leurs propres besoins (référence au rapport Brundtland) ? »
En effet, les élèves vont être remis dans une position d’acteur impliqué qui va devoir négocier une proposition commune sur la base de la contrainte de s’inscrire dans une définition du développement durable.
Dans le choix du scénario, le professeur n’a pas la bonne réponse ni les mauvaises, il y a un choix politique à poser consciemment, c’est-à-dire de façon éclairée par la recherche. Les justifications apportées pour défendre son option permettront de mettre en lumière quels pôles des axes de tension ont été favorisés et d’éventuellement montrer une position plus nuancée. Ce qui permettra de confronter le choix fait par les élèves avec les grands modèles, courants du développement qui se sont inscrits dans l’histoire, de comprendre leur émergence et leurs divergences :
l’approche équicentrée ou dite également conception classique du développement durable (rapport Brundtland) qui a pour but de maintenir le capital, le bienêtre, les ressources naturelles (vues ici comme un stock ou un flux), le revenu, les pollutions pour les générations à venir ;
l’approche anthropocentrée qui vise exclusivement le bienêtre de l’homme ;
l’approche écocentrée, plus récente, qui se donne pour objectif la protection de tous les êtres vivants.
Structuration nécessaire pour confronter le savoir socioconstruit avec les savoirs constitués. Enfin, la négociation d’une position commune sera l’occasion d’observer comment peuvent se prendre des décisions, par consensus, par vote à l’unanimité, à la majorité simple, absolue, qualifiée…
L’alternance implication/distanciation du dispositif d’apprentissage engage les élèves à adopter une posture citoyenne, bref à devenir un citoyen responsable actif, critique et solidaire (crasc). En effet, la séquence oblige non seulement à partir de l’observation du réel, d’éléments factuels, mais aussi à prendre distance pour appréhender la complexité et la conflictualité. Enfin, et la liste peut être longue, les différentes tâches vont aider au développement de démarches mentales dites transversales telles qu’observer, argumenter, catégoriser, conceptualiser, identifier les points de vue, synthétiser, structurer, négocier des positions communes…
Schéma Trame de la séquence