Créer, dans une classe maternelle, une ambiance à la fois bourdonnante et tranquille, c’est possible ! Mais quelle est l’organisation qui permet ce type d’ambiance, cette débrouillardise des enfants ?
C’est le matin. Les enfants entrent directement dans une des trois classes maternelles, qu’ils viennent de la garderie ou de la maison. Après le bonjour, ils vont vers des activités faites de jeu libre et d’expression. Chacun est actif dès l’arrivée. Certains déjà-là depuis un moment, ont tout le loisir de se lover dans de confortables coussins pour un bref repos. D’autres, qui n’ont pas déjeuné, trouvent un coin à manger prêt à les accueillir. Quelques-uns se promènent, cherchant le copain ou l’activité attrayante.
L’institutrice, quant à elle, est libre d’accueillir les enfants et d’échanger quelques mots avec l’un ou l’autre parent.
Depuis sa naissance, le petit d’homme se construit, aidé par deux leviers puissants : la curiosité et l’imitation. S’exprimer dans et par le jeu libre est essentiel. Les situations astucieusement mises en place par un adulte vigilant, suggérées par des pairs, venus de l’extérieur, porteront en elles-mêmes les possibilités d’apprentissages riches et variés. Elles seront d’autant plus riches qu’elles ne seront pas répétitives, mais surprendront les petits joueurs par des sollicitations variées. L’imitation, ce second levier, guide non seulement les apprentissages enfantins, mais aussi ceux de toute une vie. Imiter n’est pas reproduire, imiter est recréer grâce au sens mis à participer librement, à l’intérêt porté à la situation, aux condisciples choisis pour vivre ces séquences ludiques.
Coopérer pour s’organiser, coopérer entre pairs, coopérer avec l’adulte, place au conseil ! Celui-ci sera ritualisé, à un moment de la journée, par exemple avant de se quitter pour que demain soit déjà mis en chantier. Il sera idéalement précédé de musique, de poésie, de lecture d’histoires propices à capter l’attention et à canaliser les énergies et se déroulera dans l’agora ou sur le tapis.
Des questions sont posées : y a-t-il des activités à terminer demain ? Qui a des idées de jeux ou d’activités ? Quelle décision prenons-nous pour la fête de l’école ? L’adulte propose d’apprendre un nouveau jeu de coopération. Les suggestions des uns et des autres sont écrites et/ou illustrées sur l’affiche de la semaine.
C’est au moment du conseil que seront mis en commun les désirs, les souhaits, les défis… C’est le conseil coopératif des activités qui aide à vivre ensemble. C’est au moment de ce conseil que l’adulte décide des moments de regroupements pour lire des poèmes, jouer des instruments de musique, créer et vivre la poésie, lire ou raconter des histoires, moments où tout le groupe participe.
Pour que ce conseil soit réellement participatif, il est nécessaire qu’il réponde aux attentes des enfants. Avant d’être formatés par l’école, avant de se retrouver obligés de s’appliquer à se conformer au métier d’élève, les enfants répondent « Jouer ! » à la question « Que veux-tu faire ? » Le jeu libre, variant les matériaux, les incitations, les surprises, les petits projets spontanés, permet de mettre à profit cette incomparable richesse d’apprentissages.
Au cours de ce conseil, l’adulte se garde de jugements de valeur en réponse aux propositions des enfants. C’est à l’enseignant de veiller à ce que l’idée devienne intéressante par le matériel proposé, à transformer une idée farfelue en réalité riche de possibles, à comprendre que les besoins de régression exprimés sont parfois indispensables pour combler une carence affective, pour quitter le groupe vécu comme stressant.
Quitter le moule de la normalisation, du « tous pareils » destiné à atteindre des compétences imposées de l’extérieur au moyen de dictats d’un autre âge. Oublier notre propre insécurité, chèrement acquise grâce à des seuils de compétence à franchir en même temps, quitte à en faire trébucher plus d’un. Seuils qui souvent assombrissent le plaisir et le bonheur de vivre l’équité. Quitter enfin le contrôle incessant des « acquis » ou « non acquis » voire « en voie d’acquisition ».
Au moment du conseil, l’aisance non figée des positions des enfants aide beaucoup à l’attention souhaitée. Un moment fixe ? Oui. Un endroit privilégié ? Oui. Une écoute attentive de l’autre ? Oui. Mais cela nuit-il à la richesse des échanges si certains sont assis sur des coussins, ou sur une chaise, ou à plat ventre. Cette aisance posturale fait retomber le stress et la fatigue. Certains petits de 2 ans et demi continuent à jouer calmement à la poupée, écoutant de loin les prises de décisions. Ils prendront part aux discussions quand ils en auront constaté le sens pour leur vie dans la classe !
Deux voies s’ouvrent devant nous. Soit vivre le jeu et l’expression et réagir, en instaurant des règles, quand un problème qui empêche de fonctionner se fait sentir ? Ou édicter des lois, les faisant approuver par les enfants, des lois qui promulguent des règles, tout en prédisant leur dysfonctionnement et en y attachant des « sanctions » ?
Délibérément choisir la 1re voie. Mais pour instaurer quelles règles ? Réfléchir au nombre : moins il y en a, plus il est aisé de les retenir, donc de les appliquer. Quelques-unes sont destinées au bon fonctionnement des activités choisies au Conseil : respect des espaces aménagés et recherche de stratégies faciles à vivre. Des règles verbales mémorisées sont facilement réajustées. S’il n’y a que 6 chevalets de peinture, cela limite les peintres à 6 au même moment, s’il n’y a que 4 chaises à la dinette, cela limite à 4 les participants au jeu… Pas de règles disciplinaires du style collier à enfiler. Pas de croix rouges qui barrent la silhouette d’un enfant qui court ou qui monte sur une chaise, le dessin d’une bouche qui mange là où c’est interdit… Ces interdictions demandent à être épiées et sanctionnées. Elles risquent de transformer les enfants en délateurs et les adultes en agents répresseurs. Le climat de confiance se mue alors en atmosphère inquiète qui bascule facilement dans le stress et l’agressivité.
Des réajustements éventuels, indemnes de punitions et de récompenses doivent aussi être pensés. Les comportements ont le droit de se construire par essais et erreurs, comme les apprentissages, sans jugements négatifs ni exclusion. Marquer le coup avec les belligérants par un arrêt sur image : « Que se passe-t-il ? Que faire pour que cela ne se reproduise pas ? Cherchons ensemble une meilleure solution. » À la réflexion d’un visiteur : « Mais si vous n’êtes pas punis alors vous faites n’importe quoi ? » une fillette de 5 ans a rétorqué « On n’est jamais puni, mais on ne peut pas tout faire ! »
Lors des décisions à prendre, évitez d’appliquer la sacrosainte habitude dite « démocratique » du vote majoritaire. Il est bien plus intéressant de dialoguer, de défendre des points de vue différents, de s’exercer à dénicher des solutions plus intelligentes parce que moins frustrantes pour une minorité qui parfois a raison. L’enseignant est le garde-fou des excès incontrôlés, des mesures à prendre lors des conflits.
Des outils sont à la disposition de tous lors des conseils. Ils sont destinés à fixer la mémoire des activités en cours. Pour les enfants se repérer dans le temps et l’espace par un dessin accompagné de l’écrit incite à chercher et à lire où se trouve l’information plutôt que d’avoir recours à l’adulte. À la question « Aujourd’hui, on peut peindre ? », petit à petit, l’écrit sera perçu comme un outil utile auquel on peut faire référence.
Le semainier reprend, au jour le jour, en image et en texte, les projets individuels, de petits ou de grands groupes. Il reprend également les propositions de l’adulte et la marque du moment (matin). Ce semainier permet d’éviter la juxtaposition des activités, justifie leur reprise ou leur continuité. Chaque jour, on le lit, reportant au lendemain ce qui n’a pas été réalisé.
L’album de mémoire peut être un de ces gros albums d’échantillons de papiers peints. Mémoire du groupe, il se remplit, petit à petit, de la relation d’évènements marquants vécus ensemble. Cette mémoire à long terme et illustrée est destinée à souder le groupe par l’investissement de chacun, quels que soient son âge et son habileté. C’est un outil de communication avec les parents, qui leur fait comprendre la richesse de la vie de la classe. En le consultant, les enfants se construisent des repères de temps et les verbalisent : « C’était hier… Avant l’anniversaire de Michel… Après le carnaval, mais avant que la neige ne soit là… ! »
L’inévitable tableau des charges, créé par les enfants, imagé et coloré, incite aux rangements. Des duos ou des trios sont formés pour veiller à ce que les derniers occupants rangent le matériel utilisé. On est attentif à ce que les responsables ne soient pas taillables et corvéables à merci… Ces habitudes rendent ces remises en ordre plus aisées.
Le petit monde des citoyens de la maternelle est idéalement multiâges. Une société plurielle est notre modèle. Dès l’entrée à l’école, loin d’apprendre le « métier » d’élève accompagné de ses socles de compétences à atteindre à tel ou tel âge, nous créons une minisociété « écolante » (Yvan Illich). Les plus jeunes ont pour modèle, non seulement l’institutrice, mais aussi leurs pairs. Tous en tirent profit. Les plus jeunes, en se choisissant des modèles variés, les ainés, en approfondissant leurs savoirs, les mettant au service des autres, l’adulte enfin, qui, grâce au groupe qui ne se renouvèle que d’un tiers chaque année (ceux partis « à la grande école »), peut poursuivre son projet de conseil coopératif, aidé en cela par 2/3 d’enfants déjà initiés.
L’inclusion d’enfants dits « différents » enrichit encore davantage la minisociété si on veille à n’en intégrer que quelque 10 %.
L’organisation d’une pédagogie de « Citoyens dès la maternelle » est un projet philosophique et politique auquel ne s’oppose aucun texte légal. Il suffit de décider seul, ou de préférence en équipe, de le mettre en chantier. Il exige que nous quittions nos balises de sécurité et que nous nous exercions à lire, dans toutes les activités choisies librement par les enfants, leurs avancées, leur piétinement et tous les chemins déjà parcourus vers la conceptualisation.