Au cours de l’année écoulée, nous avons entendu et lu, plus souvent que d’habitude les mots « pauvreté », « pauvres-riches » , en lien avec l’année européenne de lutte contre la pauvreté, avec l’école, avec le logement…
L’avantage de leur usage c’est qu’ils font faire rapidement le rapport à la sphère économique. L’inconvénient, c’est de laisser ces mots s’habiller de représentations limitées par le lieu d’où l’on regarde, la catégorie à laquelle on appartient.
« Pauvreté », ce mot permet éventuellement de rester dans l’abstraction d’un concept, surtout quand on n’en a jamais touché de près les réalités.
Mais « pauvres » : gens pauvres, écoles pauvres, par opposition ou comparaison à « riches », ce mot évoque plus fortement des visages, des groupes, des lieux. Il interpelle, il dérange.
Certains disent : « non, il n’y a pas d’écoles riches ou d’écoles pauvres ».
Ah bon !? Pourtant, ceux qui circulent dans beaucoup d’écoles voient bien que là il y a une piscine et qu’ici il pleut dans les classes. Caricature d’extrêmes pour souligner une réalité qui elle n’est pas une caricature : les moyens parentaux des uns ne sont pas ceux des autres. Ces moyens ont, à divers niveaux, un impact sur ces écoles.
Si les qualificatifs de « riches » et « pauvres » semblent ne pas convenir pour qualifier les écoles, vu que les moyens publics qui leur sont octroyés sont les mêmes pour toutes, diffuser le « il n’y a pas… » renforce la négation des écarts entre élèves pauvres et élèves riches, qui eux existent.
Dans certains milieux, à l’école ou ailleurs, quand on parle « mixité sociale », « partage », les mots « pauvres – riches », on ne les aime pas.
Creuser la question de qui n’aime pas et pourquoi serait, sans doute, très intéressant.
Mais encore plus intéressant est de se demander comment il se fait qu’aujourd’hui les mots pauvres, précarisés, fragilisés, défavorisés, démunis, allocataires sociaux sont tellement présents. Alors que classes sociales, condition et position de classe, conscience de classe, rapports de classes, rapports de force, dominants, dominés, classe ouvrière, laborieuse (même si aujourd’hui labeur rime avec pertes d’emploi et débrouille) et lutte de classes ont quasiment disparu du vocabulaire courant. Ces outils de pensée qui sont utiles pour une lecture sociologique, en termes de rapports sociaux, ne sont ni diaboliques ni obsolètes. Pourquoi ne s’en sert-on plus ?
Du point de vue des plus pauvres, se savoir appartenir à tel groupe social dominé, parce qu’on est dans tel système de société (pas par faute, pas pour en avoir honte) c’est pouvoir se donner une identité, des revendications, des stratégies. C’est plus porteur que d’appartenir à une foule dont les caractéristiques « précaire » et « fragile » ne peuvent que difficilement soutenir des fiertés.
À force de ne plus employer certains mots, on en vide les contenus et les formes de lutte aussi. « La non-nomination des groupes sociaux, leur quasi-disparition de la scène des discours […] n’est pas sans effet sur la représentation qu’une société se fait de son organisation, comme sur celle des acteurs sociaux eux-mêmes, ainsi exclus. Cette non-nomination tend à rendre socialement invisibles, des individus qui n’ont plus de désignation collective disponible »[1]Le Pouvoir des mots, Josiane Boutet, La Dispute, Rëve Générale, Paris, 2010 .
Dans les écoles aussi, on parle de public défavorisé, d’élèves IEC (à indice économique faible) quand ce n’est pas de « différents ». Et alors là, on peut mettre dans une valise fourre tout, toutes sortes de catégories humaines qui vont du genre aux divers handicaps et « dys », en passant par l’orientation sexuelle, les identités culturelles, religieuses et, si on y pense, la position sociale aussi. C’est d’ailleurs d’ ’ accompagnement différencié » qu’il s’agit maintenant pou renommer les moyens supplémentaires à octroyer pour la construction d’une scolarité qui soit plus juste avec les publics plusieurs fois dominés (de par la position sociale de leurs parents, la situation géographique de leur logement, les filières d’enseignement où ils sont relégués, entre autres) On ne parle plus d’éducation prioritaire. Prioritaire ! Non… Différente ! Et c’est si beau ces différences, la richesse des différences !
Les mots ne sont pas innocents.
L’année européenne de lutte contre la pauvreté se termine. Les inégalités, elles, ne sont pas terminées. Leur nomination explicite reste un enjeu majeur. Pour secouer les mots utilisés aujourd’hui et ceux qui sont gommés, les mots inventés par le KVS[2]Koninklijke Vlaamse Schouwburg, Théâtre flamand. de Bruxelles peuvent donner des orientations : Armwoede, Pauvérité, Powerty. C’est par ces mots-là que le KVS annonce un mois (décembre-janvier) de discussion, de propositions et d’interventions artistiques, « non pour achever l’Année Européenne de lutte contre la Pauvreté, mais pour amorcer un début de projet utopique que nous ne lâchons plus »[3]Extrait du programme de ce mois au KVS .
Avec colère, vérité et puissance,
Version originale
Noëlle De Smet,
Présidente sortante de Changements pour l’égalité,
Mouvement sociopédagogique.
Dans la Libre du 7 février 2011 sous le titre : Les mots ne sont pas innocents