Nombreux sont les enseignants qui refusent de prendre une classe de sixième primaire. La principale raison invoquée, c’est le passage du CEB. Moi aussi, cela m’a tétanisée.
C’est la première fois que je fais passer le CEB. Il est déjà neuf heures. L’épreuve a commencé.
Il me manque un élève. Il n’arrive pas. Il est en retard. La directrice passe sa tête : aucune nouvelle, personne ne répond au téléphone, on ne sait pas. Je dois lire le texte au reste de la classe. Essayer de ne pas montrer que je suis stressée, que je m’inquiète, que j’ai peur. La porte s’ouvre pour se fermer encore une fois. Je ne tiens plus en place. C’est mon premier CEB.
C’est vrai qu’il est rarement arrivé à l’heure. C’est un primoarrivant, cela fait deux ans qu’il est dans ma classe. Il ne parlait pas français lorsqu’il est arrivé. Avec l’équipe, on a passé des heures à lui apprendre les bases, à le pousser, à l’encourager. Souvent absent, nous faisions ce que nous pouvions pour nous occuper de lui quand il était là.
La secrétaire entre. L’élève vient d’arriver à l’école. Je m’énerve, le pousse, le bouscule. Une urgence qu’il ne comprend pas. Pas coiffé, les yeux encore à moitié fermés, il vient de se lever. Le réveil n’a de nouveau pas sonné. « Oui, d’accord, mais c’est le savoir écouter. Assieds-toi. Prends tes affaires ! » « Comment ça, tu ne les as pas ? » Pas une minute pour discuter, je dois lui lire le texte de l’épreuve, continuer. Le reste de la classe est déjà à la deuxième épreuve.
Coche, décoche, recoche, coche encore, coche mieux et surtout, coche plus vite ! C’est le premier jour du CEB. Je sais qu’il va falloir enchainer avec la production d’écrit et qu’il n’aura pas le temps de relire son premier jet ni de souffler. Il va falloir marquer des points pour avoir 50 % de moyenne en français, mais tout ça, il ne le comprend pas ! Comment le pourrait-il ?
Entre patience et bienveillance, travaux de groupes, discussions et débats, j’ai essayé de lui apprendre qu’on a le droit de se tromper, que l’erreur fait grandir, qu’on a le temps de construire. Dans la classe, on s’entraide, tout le monde a des difficultés, on essaye, on progresse chacun à son rythme. Moi aussi, je découvre, c’est la première fois que je suis institutrice dans le cycle 5e et 6e primaire, je ne sais pas trop où je vais.
Les élèves arrivés en maternelle ont eu le temps de comprendre. Le primoarrivant, lui, doit s’adapter à ce système. Il a mis du temps… Puis, subitement, tout change !
À quelques semaines du CEB, je change de mode de fonctionnement. Pression des élèves, des collègues, de la direction, des médias et des parents. Fini la coopération, le droit à l’erreur qui a mis tant de temps à se mettre en place. Urgence d’adulte, violence de l’institution, c’est la volteface de l’enseignant : déstabilisant.
On doit maintenant apprendre, ensemble, à réussir une épreuve externe certificative. Seul, face à sa feuille, le temps est compté. Il faut respecter les règles, répondre à tout prix et surtout ne plus se tromper. Gagner des points, jouer aux fléchettes, deviner, réussir.
Entre plaisir et contrainte, entre diriger ou accompagner les élèves, entre bienveillance et exigence, faut-il faire un choix ? Pour moi, au moment du CEB, ces ambivalences trouvent leur point culminant. La pression de l’épreuve, le stress des conditions de passation, la peur d’être jugée…
En réalité, je me sens également évaluée. On a beau dire que c’est le résultat d’un travail d’équipe, ce sont les enseignants de fin de primaire qui se retrouvent devant leur direction, les parents, l’inspection et les élèves en cas d’échec. Il faut justifier, expliquer, assumer les résultats. J’entends encore mes collègues me dire : « Et cette année, tu crois que ça va passer ? »
Pour l’élève qui vient d’arriver en Belgique et qui a, en deux petites années, appris une nouvelle langue d’apprentissage uniquement entre les murs de l’école, la situation est d’autant plus complexe. Il ne connait pas les codes, les règles, les enjeux de l’épreuve. Pour finir, on lui a accordé son CEB en délibération. Il ne lui manquait que quelques pourcents en français, ou quelques mois, question de point de vue…
J’ai appris à gérer mon stress, à avoir une posture rassurante, à dédramatiser. Maintenant que je l’ai vécu, je suis plus calme à l’approche de l’épreuve. La pression est toujours là, mais j’arrive plus facilement à prendre de la distance, à réajuster. En fait, avec le recul, j’ai appris à expliquer les conditions de passation. Mes élèves en difficultés ont plus facile à se projeter. Ils sont un peu moins paniqués.
J’essaye aussi de les rassurer en leur faisant prendre conscience qu’une des causes de l’échec, c’est le stress. Je leur apprends à répondre à un questionnaire, à cocher, à répondre à des questions fermées. Mais il faut aussi tenter de contraindre les parents à lâcher la pression, long combat, cela reste très compliqué.
Je dois être honnête, cela reste un très mauvais moment à passer. J’ai vu trop d’élèves qui ne sont pas bien préparés à vivre cette épreuve dans des conditions sereines : manque de confiance et d’estime de soi, faibles encouragements ou aide mal dirigée. Face aux conditions de passation, tous nos élèves ne sont pas également armés.
Cette année, une élève est arrivée en novembre de la sixième année, elle ne parle pas bien français. J’éprouve un profond sentiment d’injustice pour cette enfant qui arrive au mauvais moment de la scolarité. J’aimerais tant pouvoir lui donner, à elle aussi, le temps d’apprendre, lui épargner tout ce cirque de fin d’année !