Comment tenir tête à l’hégémonie ?

En s’inspirant de Gramsci, on peut dire que l’école publique est constamment prise en tension entre la liberté politique des enseignants et le rôle de l’école comme « appareil d’hégémonie », attendu par l’État. Un collectif d’enseignants brésiliens a tenté d’y faire face en impulsant un projet centré sur l’étude des luttes sociales.

Antonio Gramsci (1891-1937) est un intellectuel et révolutionnaire sarde, fondateur du Parti Communiste d’Italie. Il rédigea durant les onze années de son incarcération par le régime fasciste de Mussolini[1]Ironiquement, le procureur du tribunal d’exception fasciste aurait motivé la condamnation de Gramsci en affirmant : « Il faut arrêter ce cerveau de fonctionner pendant 20 ans. » ses « Cahiers de Prison », monument de la pensée politique du XXe siècle. Différentes questions traversent cette œuvre : quel est le secret de la stabilité des sociétés capitalistes modernes ? Quel rôle la société civile (partis, syndicats, organes de presse, écoles et universités, associations diverses) joue-t-elle dans la lutte permanente pour l’hégémonie ? Quelles sont les conditions nécessaires à l’éclosion d’un processus révolutionnaire en Europe occidentale ?

Consentement et coercition

Pour Gramsci, la formule de l’hégémonie d’une classe sociale sur l’ensemble de la société consiste dans le fait qu’elle soit à la fois dominante et dirigeante. La coercition à elle seule ne suffit donc pas à stabiliser une société ; le consentement y joue en réalité un rôle fondamental. Cette adhésion se fonde sur la construction d’une certaine confiance dans l’orientation qui est donnée à la société par la classe dirigeante, dans le fait que le mode de production capitaliste et le régime démocratique libéral soient « le pire mode de gouvernement, à l’exception de tous les autres qui ont été essayés dans l’histoire. » [2]Pour reprendre cette phrase célèbre de Winston Churchill, issue d’une intervention à la Chambre des Communes en 1947. La coercition garde toutefois une place essentielle, pour les groupes qui ne consentiraient ni activement ni passivement, comme arme de réserve en temps de crise.
Les institutions de la société civile, dont l’école publique, sont alors constamment mises sous pression afin de les arrimer à la société politique (l’État au sens étroit du terme), avec l’intention qu’elles intègrent l’appareil d’hégémonie de la classe dirigeante et contribuent ainsi à l’organisation du consentement.

Les enseignants comme intellectuels

Suivant ce mouvement d’extension de l’État aux institutions de la société civile, Gramsci va alors élargir le concept d’intellectuels, en lui donnant le sens d’organisateurs idéologiques et pratiques de la société. Ainsi, comme catégorie d’intellectuels fondamentale de la société moderne, les enseignants de l’école publique vivent eux aussi cette tension permanente.
D’un côté, comme intellectuels traditionnels ou professionnels, il est attendu d’eux qu’ils orientent leurs pratiques dans le sens du projet hégémonique, d’une conception pacificatrice de la citoyenneté où le conflit de classe sous-tendant la société capitaliste se trouve gommé[3]On en retrouve une expression dans le rapport de l’UNESCO de 1995 intitulé « L’éducation : un trésor est caché dedans », produit de la Commission sur l’éducation pour le XXIe siècle … Continue reading. Mais d’un autre côté, comme intellectuels organiques potentiels, ils restent libres de s’affilier à un autre projet de classe, de questionner les mille liens emprisonnant l’école publique.
Mais comment les enseignants sont-ils gagnés au projet hégémonique ? Et surtout, de quelle liberté à ne pas consentir les enseignants disposent-ils ? Ces questions ont traversé ma recherche de doctorat en sociologie, me faisant plonger dans des classes d’écoles secondaires publiques à Bruxelles et São Paulo.

Enseigner les sciences humaines

et les luttes sociales à São Paulo
Dans un lycée technique d’enseignement moyen de São Paulo[4]Dans l’État de São Paulo, les lycées techniques forment une filière séparée de l’enseignement public, accessible uniquement sur concours. L’enseignement moyen – cycle de trois ans … Continue reading, trois enseignants du secteur des sciences humaines (histoire, géographie, philosophie et sociologie)[5]Depuis 2009, la sociologie fait officiellement partie du programme de l’enseignement moyen à São Paulo. C’est le résultat d’une longue lutte des enseignants de sciences sociales, menée … Continue reading sont ainsi parvenus à mettre sur pied un projet interdisciplinaire abordant la société à partir des conflits sociaux. Partageant une même expérience militante dans le mouvement étudiant et dans la gauche brésilienne, le groupe s’est alors construit sur base d’une conception politique commune de leurs disciplines, d’une vision collective du regard critique et engagé auquel ils souhaitaient faire accéder les étudiants.
Le projet débute avec l’arrivée des nouveaux élèves au sein de l’école, et la visite d’une occupation du Mouvement des Travailleurs sans Terre (MST). Cette expérience est souvent marquante pour des élèves provenant pour la plupart de la classe moyenne. Elle leur ouvre une perspective nouvelle sur la profonde inégalité sociale de leur pays, valorisant le militantisme et les luttes sociales comme une forme de réponse valable face à l’injustice et à l’exclusion.
En deuxième année (soit la cinquième secondaire en Belgique), le projet est construit autour du livre de Friedrich Engels « La condition de la classe ouvrière en Angleterre ». En histoire, il est question du passage du féodalisme au capitalisme industriel. En géographie, l’enseignant aborde les mutations urbaines typiques de la Révolution Industrielle. En sociologie, le cours se centre sur l’émergence de la classe ouvrière et sur ses premières tentatives d’organisation. Le travail de fin d’année, commun aux trois disciplines, consiste alors à réaliser une recherche de terrain portant sur La condition des classes populaires à São Paulo au XXIe siècle. Les élèves sont ainsi amenés à sortir des murs de l’école, à questionner leur quotidien et à confronter et analyser les contradictions de la question urbaine au Brésil.
Tout au long de l’année, des intervenants extérieurs sont par ailleurs invités pour des conférences-débats rassemblant l’ensemble des élèves de l’école. Militants de mouvements sociaux ou chercheurs engagés, ils interviennent généralement sur des sujets d’actualité, enrichissant d’autant les différents cours de sciences humaines.
Cette préoccupation pour les luttes sociales entre enfin en résonance avec la dynamique du « grêmio », l’assemblée étudiante autogérée qui se réunit, au moins une fois, par semaine sur la place arborée située au centre de l’école. Reconnus pour leur militantisme, les élèves ont ainsi appuyé de récentes grèves et occupations en défense de l’enseignement public. Ils ont également activement contribué à la vitalité du mouvement pour la gratuité du transport public, étincelle qui mit le feu aux poudres des « Journées de Juin », les mobilisations populaires massives qui ébranlèrent le Brésil en 2013.

Les limites de la liberté enseignante

En se basant sur leur force comme collectif, et sur la légitimité acquise par la dimension interdisciplinaire de leur projet, ces enseignants brésiliens sont ainsi parvenus à gagner une certaine autonomie politique, à contrer les pressions dont l’école publique fait l’objet.
La situation commença toutefois à se dégrader à partir du moment où ces mêmes enseignants prirent la tête d’un mouvement de grève qui paralysa une part importante des écoles techniques de l’État de São Paulo en 2014. Depuis lors, les pressions de la direction, s’appuyant sur une partie des collègues qui n’avaient pas pris part à la grève, se font plus fortes : la coordination du secteur des sciences humaines par le collectif a été mise en question, et certains intervenants extérieurs se sont vu refuser l’accès à l’école.
La coercition, présente uniquement en puissance tant que le refus du consentement n’était pas trop actif, s’est donc clairement manifestée lorsque les enseignants ont commencé à mettre en pratique les principes qu’ils enseignaient. In fine, c’est la question des limites de la liberté enseignante et de l’autonomie politique de l’école qui est posée. Reste alors à imaginer les voies de l’émancipation de l’école, inséparable du renversement du régime hégémonique actuel. 

Pour aller plus loin ?

Anthologie des « Cahiers de Prison  » :
A. Gramsci & R. Keucheyan, « Guerre de Mouvement et Guerre de Position », Paris : La Fabrique, 2012. http://www.lafabrique.fr/catalogue.php?idArt=649

Gramsci aujourd’hui :
R. Keucheyan, « Gramsci notre contemporain » in Contretemps Web, Paris, 2012.
http://www.contretemps.eu/lectures/gramsci-notre-contemporain

Gramsci au théâtre :
A. Celistini & D. Murgia, « Discours à la Nation ». https://vimeo.com/67876277

Documentaire sur Gramsci :
F. Tremeau, Penseur et Révolutionnaire.
https://www.youtube.com/watch?v=btmsUxr7R-Y

Notes de bas de page

Notes de bas de page
1 Ironiquement, le procureur du tribunal d’exception fasciste aurait motivé la condamnation de Gramsci en affirmant : « Il faut arrêter ce cerveau de fonctionner pendant 20 ans. »
2 Pour reprendre cette phrase célèbre de Winston Churchill, issue d’une intervention à la Chambre des Communes en 1947.
3 On en retrouve une expression dans le rapport de l’UNESCO de 1995 intitulé « L’éducation : un trésor est caché dedans », produit de la Commission sur l’éducation pour le XXIe siècle présidée par Jacques Delors.
4 Dans l’État de São Paulo, les lycées techniques forment une filière séparée de l’enseignement public, accessible uniquement sur concours. L’enseignement moyen – cycle de trois ans correspondant au secondaire supérieur de l’enseignement général en Belgique – y est compatible avec la formation technique : le premier ayant lieu le matin, et le second l’après-midi. L’école où j’ai réalisé ma recherche est ainsi reconnue pour le haut taux d’admission de ses élèves aux épreuves de sélection des universités publiques.
5 Depuis 2009, la sociologie fait officiellement partie du programme de l’enseignement moyen à São Paulo. C’est le résultat d’une longue lutte des enseignants de sciences sociales, menée depuis la fin du régime militaire (1964-1985).