Le rapport au savoir est un concept souvent ignoré par les enseignants. Dès la maternelle, sa méconnaissance est cependant lourde de conséquences sur la trajectoire scolaire des enfants dont ils s’occupent, Leurs références sociales, culturelles et idéologiques induisent la manière dont ils vont pouvoir gérer les problèmes rencontrés en classe et les solutions qu’ils vont y apporter.
Cet article est scindé en deux parties. La première décrit deux activités de l’école maternelle et en analyse quelques aspects. La deuxième voit en quoi la référence au rapport au savoir peut aider à comprendre les difficultés des enfants et éclairer le diagnostic posé par les enseignantes et les remédiations qu’elles mettent en place.
Introduction
Après avoir expliqué de façon théorique le concept de rapport au savoir, je vais illustrer mon propos à partir des observations et entretiens réalisés dans le cadre de ma recherche. Pendant trois mois, j’ai passé une matinée par semaine dans une école maternelle de la région liégeoise, dans trois classes verticales, (c’est-à-dire regroupant des enfants d’âge et de niveau différents) de 2 ans ½ à 4 ans. J’y ai observé les dispositifs pédagogiques et relationnels utilisés par les enseignantes [1] et les ai interviewées sur la justification de leur travail pédagogique, en relation avec leur conception d’une école juste.
Les journées des enfants se composent de temps d’activités comme le calendrier, les projets, les ateliers, l’ « heure » du conte ou de la comptine, les discussions collectives, les jeux éducatifs et les jeux libres… Ces activités servent de supports aux apprentissages psychomoteurs, cognitifs et de socialisation. L’observation révèle que certains enfants calent systématiquement sur certaines étapes des activités proposées et adoptent alors des comportements dérangeants. L’analyse de la récurrence des problèmes et comportements permet d’approcher la nature des difficultés rencontrées et des solutions apportées. Je vais prendre deux exemples : le calendrier et le travail individuel écrit. J’analyserai par la suite le lien entre les difficultés rencontrées lors de ces activités et le rapport social au savoir des enfants.
Le calendrier
La présentation du calendrier est la première activité de la journée. Elle est organisée comme un rituel dont le but est d’apprendre à se situer dans le temps, à comprendre la notion de complet / incomplet, présent / absent et à commencer à rechercher des indices pour lire l’écrit. Le calendrier est en réalité un semainier, une longue bande de carton sur laquelle figurent les 7 jours de la semaine, entourés de dessins représentant les moments caractéristiques de chaque jour : gymnastique, petite journée, histoire avec la grand-mère… Il y a également des dessins qui représentent les saisons et la météo. A côté de ce semainier, un vrai calendrier « bandelette » est suspendu, avec un petit carton à trou, déplacé chaque jour pour entourer le numéro du jour dans le mois. Une fois celui-ci terminé, la bandelette, enlevée pour laisser place à celle du mois suivant, est collée à la suite de celle du mois précédent : les enfants constatent visuellement que plus l’année avance, plus la bandelette s’allonge. En-dessous du calendrier sont fixés par des velcros tous les noms des enfants de la classe, ainsi que les noms des jours de la semaine. Un dessin d’un grand bâtiment représente l’école, un autre d’une petite maison, sur le côté, représente les maisons des enfants.
Le rituel du calendrier est composé de toute une série de petites activités :
– Chaque enfant vient se placer face aux autres, dit bonjour à l’institutrice et à ses condisciples.
– Il reconnaît son prénom sur le panneau de la veille et va l’accrocher (avec un velcro) à l’intérieur du dessin qui représente l’école. Les grands ont une bandelette sur laquelle ne figure que leur prénom, les petits ont un carton sur lequel figure également leur photo. Cela simplifie l’observation de leur prénom : s’ils placent leur photo correctement, leur prénom est également placé « à l’endroit ».
– Quand tous les enfants se sont présentés, ils observent et lisent les prénoms des enfants absents et vont les coller dans la « petite maison », pour signifier que ces derniers sont restés à la maison. Ils comptent également le nombre de présents et le nombre d’absents.
– Un enfant déplace le nom du jour sur le panneau. Il doit enlever celui de la veille et, par observation avec le nom du jour qui suit celui de la veille, retrouver la bandelette – nom du jour, puis la placer au bon endroit. Il compare alors les 2 bandelettes et justifie son choix. Les enfants verbalisent les indices relatifs aux caractéristiques du jour. Il y a encore toute une réflexion sur la météo et sur les saisons, avec des dessins symboliques (ex. un nuage pour dire qu’il fait gris, des arbres sans feuilles pour l’hiver…).
La plupart des moyens et des grands collaborent très bien au rituel du calendrier. Ceux qui réussissent sont félicités. Certains grands semblent perdus face à la demande de l’institutrice et restent pensifs avec leur bandelette à la main. Certains petits semblent ne pas comprendre, ne pas être intéressés, se taisent, sont présents sans participer, regardent leurs mains…
Le travail individuel écrit
Le travail individuel écrit sert à faire travailler les enfants individuellement et à vérifier les savoirs enseignés en groupe. Trois des quatre institutrices valorisent ce type de travail. Elles estiment qu’il permet de fixer la matière et de voir si un enfant a des difficultés, ce qui se remarque beaucoup moins facilement lors des apprentissages collectifs.
« L’application, sur feuilles, c’est vraiment une preuve, ça permet de fixer ce qu’ils ont appris. Ils travaillent tout seuls. En venant au tapis, souvent, il y en a un qui aide. Donc, on ne sait pas si c’est vraiment son travail. » Béatrice.
« Il y a des enfants qui ont des difficultés de compréhension…des consignes. Pas des consignes générales du type « Va chercher ta mallette », cela non. Plutôt des consignes plus limitées… les consignes des exercices qu’on fait sur feuilles. Eh bien, il y en a 3 ou 4 qui ont un peu plus de difficultés.(…) C’est un peu plus dur de leur expliquer.
– Et à quoi voit-on que ces enfants ont des difficultés ?
– Sur leurs feuilles (…) .Parce que c’est à ce moment-là qu’ils sont un peu seuls, qu’ils doivent se débrouiller. » Caroline
Dans le concret de ce type d’activités, les enfants en difficultés adoptent des stratégies de camouflage ou des comportements dérangeants. Par exemple, Alexandre et Maxime refusent de respecter les consignes d’un travail de peinture et font autre chose : colorier toutes les cases, ne pas respecter les couleurs originales, finir le plus vite possible puis courir dans la classe… Alors qu’il devait colorier les animaux vus lors de la visite à la ferme la veille, Jason a colorié un crocodile ! Lors d’une autre activité sur le même thème, Mickaël a collé les têtes des animaux de manière très fantaisiste : la tête de la vache sur le coq, celle de l’âne sur la vache… Ces enfants se mettent au travail mais font n’importe quoi, du remplissage, n’importe comment. Ou ils disent clairement qu’ils n’ont pas envie de respecter la consigne et complètent comme ils l’ont décidé, ils traînent, courent dans la classe, vont aux toilettes… L’institutrice se fâche sur ceux qui dérangent, passe dans les bancs pour vérifier la qualité du travail, discute et aide ceux qui le souhaitent, encourage…
Première analyse de ces deux activités
Par le calendrier, l’enseignante marque le début de la journée. La façon dont ce temps est structuré permet à chaque enfant d’être reconnu individuellement et également de s’identifier comme membre du groupe. Il sait que chaque journée commence de cette manière, sous l’autorité de l’institutrice. Il apprend à verbaliser des règles de vie à l’école : on commence la journée en se disant bonjour, on fait partie d’un groupe et on vérifie si tout le monde est présent… Il utilise le langage de l’école et apprend des façons de se comporter qui peuvent être différentes de celles de la maison.
En dehors des apprentissages sociaux et langagiers, peut-on dire que le dispositif permet clairement l’entrée dans l’écrit ? Ce n’est pas évident car les enfants manipulent conjointement des images, des photos et les étiquettes avec leur prénom. Cela peut provoquer un brouillage cognitif pour ceux qui n’ont pas compris que les lettres n’ont pas de rapport avec l’objet qu’elles désignent. Que pensent-ils que représentent les lettres de leur prénom ? Certains enfants montrent qu’ils ont compris et établissent des relations entre différents mots et prénoms. D’autres par contre (même certains « grands ») ne comprennent pas le sens des étiquettes mots et n’arrivent pas, par exemple, à retrouver le jour de la semaine en comparant l’étiquette qu’ils ont en main à la liste affichée.
Par l’instauration d’un rituel et la verbalisation des indices de reconnaissance des lettres (par ceux qui savent), cette pratique suggère implicitement que tous vont peu à peu prendre leurs repères et comprendre naturellement l’usage et le fonctionnement de l’écrit. Le fait que certains grands soient toujours perdus face au sens de l’activité témoigne néanmoins de leur incompréhension. Il leur manque l’étape épistémologique qui permet de marquer la différence entre un symbole et un mot avec des lettres. Les enfants qui « savent » ne formulent pas explicitement comment ils ont compris ce passage du symbole à l’alphabet qui aide à donner facilement un grand nombre d’informations sans devoir les dessiner toutes.
Quant au travail sur feuille, il peut servir de preuve pour tester la compréhension des concepts approchés au préalable par les manipulations. La non réussite de ce type de travail révèle également des difficultés. La question est de définir en quoi elles consistent. Est-ce la matière qui n’est pas comprise, ou le support papier qui ne parle pas ? L’enfant qui ne colle pas la tête correspondant au corps de l’animal n’a-t-il aucune représentation de l’animal ? Comment agirait-il s’il avait en main différents corps et têtes d’animaux ? Quels sont les indices dont il pourrait se servir ? Ce sont les mêmes enfants, ceux qui ont du mal à retrouver leur nom le matin, qui collent n’importe quoi n’importe où. Ils ne font pas le lien entre l’animal qu’ils ont vu et qu’ils connaissent et la représentation de l’animal sur la feuille. Mais la représentation est souvent très symbolique et peut ne pas correspondre avec le souvenir concret qu’ils ont de l’animal. Il faut qu’ils comprennent que c’est une représentation symbolique de l’animal en tant que catégorie, et pas de l’animal qu’ils ont réellement vu la veille. C’est comme pour l’étiquette-nom : si l’enfant n’a pas compris que les lettres ne représentent pas d’une façon ou d’une autre l’enfant qui porte ce nom, les formes des lettres ne lui disent rien. Il faut qu’il interprète qu’il s’agit d’une espèce de code qui permet, avec un minimum de signes, d’écrire tout ce qu’on veut. Ces difficultés témoignent d’une non-entrée dans l’écrit.
Dès lors, le sens de l’activité ne leur apparaît pas comme visible. Il leur manque des repères pour comprendre qu’il ne s’agit pas, par exemple, uniquement de coller, mais qu’il s’agit aussi de classer : une grosse tête sur un gros animal, et dans les gros animaux, la tête du cheval sur le corps du cheval, la tête de la vache sur le corps de la vache… Si les enfants n’ont pas, entre eux, structuré explicitement avec des mots la démarche qui permet de s’y retrouver, la tâche demandée peut ne pas avoir de sens. Ils vont rester dans l’exécution formelle de la tâche. S’ils sont bien disposés, ils vont attendre le passage de l’institutrice pour qu’elle leur répète les consignes et ne vont pas arrêter de l’interpeller pour demander vérification et confirmation de la conformité de leur travail. Par exemple, après avoir colorié un crocodile comme animal vu la veille à la ferme, Jason se concentre et vient trouver l’institutrice pour lui montrer chaque animal colorié.