Compteur grégaire

Le conseil, pour organiser le groupe et garantir la sécurité et la liberté de chacun.

Proviseur dans un athénée en discrimination positive, je réunis depuis la mi-septembre chaque classe de première lors d’une séance hebdomadaire instituée dans l’horaire de ces classes. Ce temps de rencontre avait été demandé l’an dernier par le Conseil des élèves au Conseil d’école. Outillée de mon expérience en Pédagogie Institutionnelle, j’ai décidé de tenir conseil durant ce temps, consciente cependant de l’étrangeté de la situation liée à mon statut et au statut de ce Conseil, atome détaché de l’atomium classique d’une classe coopérative.

Du silence au tumulte puis au langage[1]Fernand Oury et Aïda Vasquez, Vers une Pédagogie Institutionnelle, Maspero, 1982. Cet article se réfère au chapitre 2.

Faire parler ? Laisser parler ? Faire taire ? C’est le rituel, cette « machine à dédramatiser », qui peut apprendre au groupe à parler utilement, disait Fernand Oury. Je m’y accroche fermement dès le Conseil d’ouverture. Les cadres de la réunion (voir encadré) sont notés au tableau par moi, qui assure la double tâche de la présidence et du secrétariat mural. Le gardien du temps et le secrétaire sont choisis parmi les élèves volontaires.

Le cadre se module selon les besoins et l’évolution de la classe : questions/réponses, ambiance de la classe, projets, propositions, décisions,… mais les points 1, 2 et 4 sont incontournables. En ce qui concerne les responsabilités, j’ai annoncé dès le début que je passerais la main de la présidence dès que quelqu’un se sentirait prêt à prendre la relève. C’est moi qui emporte le Cahier du Conseil et qui le garde dans mon bureau… jusqu’à ce que la classe en décide autrement.

Chacun peut découvrir ainsi par quel canal il doit passer pour être entendu. Ce sont les rites, les maitres-mots du Conseil qui garantissent la sécurité et la liberté d’expression : « Le conseil est ouvert. Qui a un point à mettre à l’ordre du jour ? Qui veut s’inscrire pour le Quoi de neuf ? Je donne la parole au responsable de… Tu n’as pas demandé la parole », etc. La classe se forge peu à peu un langage, un code. Directives sur les formes, mes interventions sont discrètes sur les contenus. Je m’efforce de résister aux demandes d’arbitrage ou de solutions miracles : « Je ne suis pas arbitre. » « Je ne suis pas Mary Poppins. » De résister aussi aux tentations de manipulation du groupe pour se débarrasser des perturbateurs… De me taire.

Œil du groupe

« Dès que des enfants s’expriment en groupe, les informations augmentent. Des faits, que les maitres n’auraient pas eu à connaitre publiquement, sont mis à jour d’une façon qui peut être brutale et imprévue. Le champ de l’éducation s’élargit considérablement, plaçant l’éducateur dans une situation délicate, face à des responsabilités accrues. »[2]idem
Le conseil est bien l’œil du groupe, mais pas l’œil de Moscou. Le contrat éthique que j’ai passé avec les classes est celui-ci : ce conseil est un lieu d’expression libre, ce qui se dit ici ne sortira pas d’ici, sauf si la classe me demande ou demande à quelqu’un de la classe de le dire ailleurs. La règle de base du Conseil est la règle de la discrétion.[3]Et voilà que je transgresse la règle de la discrétion. N’allez pas le crier sur tous les toits…

Alors, que faire des informations qui y déferlent ? « Le jeu de la canette est trop violent. Madame de musique a dit que la classe n’a pas bien travaillé et ce n’est pas juste. On n’a pas eu assez d’exercices en math avant l’interro. Arthur trouve que les gaufres ne sont pas assez chaudes. Marie se plaint que quand elle parle avec un garçon, les autres croi(v)ent qu’elle est amoureuse. », etc.

D’abord, je tente de faire reformuler, de trier, d’aiguiller les interventions : s’agit-il d’une plainte ? d’une critique ? d’une demande ? Alors le secrétaire note « Helena critique… Ali se plaint de… » Puis je suggère de transformer les critiques et les plaintes en demandes : « Est-ce que tu souhaites demander quelque chose à… ? » Mais à qui justement ? C’est l’occasion de se repérer dans le dédale des responsabilités et des institutions de l’école, de savoir à quelle porte frapper et comment adresser sa demande, de distinguer une demande individuelle d’une demande collective.

Certains problèmes sont clarifiés à l’aide de questions. Des solutions sont proposées : faut-il interdire le jeu de la canette ? À cette question posée suite à de multiples plaintes, les garçons d’une classe ont répondu : « NON » avec force, mais ils m’ont proposé d’aller arbitrer le jeu parce que certains ne respectaient pas les règles ! J’ai refusé en disant que je n’étais pas arbitre et que d’ailleurs, je n’aimais pas les jeux violents.

Le cerveau et le rein

J’ai conscience d’avoir pris des risques en déléguant mon pouvoir[4]Au fond, lors de cette heure de délégation, qui délègue quoi à qui ? au groupe : j’aurais pu exercer mon droit de veto et interdire purement et simplement le jeu de la canette. J’aurais dû prendre le temps de faire émerger de la loi autour de cette question. Mais lors du dernier conseil, quelqu’un m’a dit : « On ne joue plus au jeu de la canette. Il y a un nouveau jeu : celui de l’élastique. » Et ils ont commencé à m’expliquer qu’il s’agissait d’envoyer des boulettes de papier avec des élastiques… Merci je connaissais. « Oui, mais le problème c’est que, quand ils mettent du papier d’alu, ça fait mal. » Le « ils », ce sont des garçons de deuxième.

Quand le rein élimine avant que le cerveau ne trouve des solutions, que convient-il de faire ? Le temps de réfléchir ensemble à la manière d’organiser un jeu de l’élastique sans danger, il sera sans doute devenu obsolète, sans compter les victimes éventuelles. Et d’ailleurs, ce qui intéresse les joueurs, n’est-ce pas justement le danger ?

Dans un tel cas, ma responsabilité me pousse à rappeler la loi fondamentale de l’école : « Chacun est ici pour apprendre en toute sécurité, dans le respect fondamental de chacun. »

Reste alors au groupe à réfléchir aux moyens d’organiser ces apprentissages, cette sécurité, ce respect puis de faire respecter les décisions communes. Ce n’est pas une sinécure.

Notes de bas de page

Notes de bas de page
1 Fernand Oury et Aïda Vasquez, Vers une Pédagogie Institutionnelle, Maspero, 1982. Cet article se réfère au chapitre 2.
2 idem
3 Et voilà que je transgresse la règle de la discrétion. N’allez pas le crier sur tous les toits…
4 Au fond, lors de cette heure de délégation, qui délègue quoi à qui ?