Contenus d’enseignement : l’embarras du choix

La multiplication des savoirs disponibles est une évidence. Jusquà présent, la Société et l’Ecole ont répondu à cette inflation des connaissances par la spécialisation des individus, liée à la séparation des disciplines et à leur subdivision. Après deux ou trois siècles, cette évolution montre ses limites : le manque de généralistes est de plus en plus criant. Au lieu de former des gens qui savent tout sur rien, il est temps de former, en priorité, des gens qui, sur une bonne partie du tout, savent ce qui est le plus utile. Et donc de débattre de ce « plus utile ».

Entre la demande de travailleurs prêts à l’emploi et le plaisir de l’érudition

L’employabilité : des travailleurs aptes à exécuter certaines tâches et à répondre de façon pertinente aux situations ordinaires de leur métier avec un minimum de formation préalable dans l’entreprise. Voilà ce qu’attendent de l’Ecole les patrons des entreprises privées, ainsi que beaucoup d’employeurs publics.

La culture : une familiarité avec un patrimoine d’œuvres d’art, de connaissances scientifiques, de représentations du monde, de valeurs. Voilà ce que beaucoup d’enseignants ont l’ambition de donner à leurs élèves. Même si certains doivent en rabattre, face aux difficultés du terrain.

Deux camps s’opposent, et les critiques qu’ils s’échangent ne manquent pas de fondement.

Derrière l’employabilité demandée par les patrons, on découvre une volonté de réduire les coûts de la formation en entreprise et de mettre plus de travailleurs en concurrence pour chaque emploi, dans le but d’abaisser les salaires.

Quant à la culture que beaucoup d’enseignants se font un devoir de répandre, n’est-elle pas plutôt une érudition où ils trouvent un plaisir narcissique, voir le support d’une domination qu’ils exercent sur leurs élèves ?

Ainsi, pour orienter le choix des contenus d’enseignement, s’opposent un utilitarisme simpliste, d’inspiration patronale, et une culture de distinction, promue par une technocratie qui imprègne l’Ecole. Mais, à l’écart de cette opposition sommaire, un troisième pôle se découvre, à l’intersection de trois besoins.

Pour une utilité large des savoirs

D’abord, l’Ecole ne doit-elle pas donner à chacun non pas l’employabilité étroite et immédiate demandée par le patronat, mais une employabilité large ? Celle-ci devrait permettre à chacun (1°) d’aborder la formation particulière à chaque poste de travail, que l’employeur doit organiser, et (2°) de s’adapter plus facilement à des emplois différents et d’ainsi mettre des employeurs différents en concurrence, ce qui peut les conduire, pour retenir leurs travailleurs, à améliorer les conditions de travail.

Ensuite, faut-il souhaiter que (une partie) des jeunes acquièrent, dans l’Ecole, une culture décorative, qui les distingue de ceux qui n’auront pas pu l’assimiler, ou que la plupart en sorte avec une culture d’action qui leur permette d’agir sur le monde, d’y concrétiser leurs aspirations, autant que d’apporter à leurs employeurs les innovations dont ils ont besoin ? Certes, la diffusion limitée d’une culture d’action (multi-disciplinaire) tend à constituer une nouvelle élite ; les ingénieurs commerciaux en sont un exemple. Est-ce une raison pour préférer une culture décorative ou pour chercher plutôt à ce que tous s’approprient une culture d’action ?

Mais, peut-on se référer uniquement à l’emploi et aux aspirations des individus, quand la société est confrontée aux problèmes d’une inégalité sociale persistante, de déséquilibres écologiques de plus en plus menaçants, d’une démocratie encore balbutiante ? Problèmes dont la solution demande aux individus – comme travailleurs, militants et citoyens – une compétence assise sur des savoirs plus pertinents.
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Employabilité large, culture d’action, capacité de contribuer à résoudre les problèmes de la société : voilà pour choisir les contenus d’enseignement, trois critères dont on devine qu’ils convergeront souvent et qui nous sortent de l’opposition stérile entre employabilité étroite et culture de distinction.

Remarquons que ces critères rejoignent les « objectifs généraux » que la Communauté française a défini pour son Ecole. Ces différents objectifs seraient contradictoires, selon Jacques CORNET [1]Jacques CORNET, Education au développement ou développement de l’éducation, in L’école et l’éducation au développement, Colophon Editions, I998 ; Enseigner : mission … Continue reading. Certes, les situations où l’enseignant doit choisir entre eux sont fréquentes et pénibles. Je crois cependant que, formulés comme je le propose ici, ils sont largement compatibles. Je crois aussi que le mot « utilité » est le moins mauvais pour les résumer, à condition de préciser qu’il s’agit d’une utilité large, pour la distinguer de l’utilité étroite souvent demandée dans le discours patronal.

Dans le choix des objectifs d’apprentissage, des priorités à débattre

L’ensemble des savoirs qui répond à ces critères n’est pas entièrement distinct de ceux dont le choix est inspiré par l’employabilité étroite ou par la culture de distinction. On peut dire que ces deux ensembles-ci ont des intersections non négligeables avec le premier. Je préfère dire qu’il y a une gradation entre les contenus possibles, qui permet de les classer. Ou encore une pondération variable d’un contenu à l’autre entre la qualité d’utilité large et celles d’utilité étroite ou de distinction.

Ce classement n’a rien d’évident, il demande à être débattu : entre l’Ecole et ses usagers. (Rappelons que l’Ecole a différents usagers : les élèves, leurs parents, les employeurs … et les mouvements sociaux qui ont besoin de citoyens compétents) . Une telle délibération démocratique est possible, si elle s’appuie sur les critères rassemblés sous le vocable d’utilité large. Tandis que entre employabilité étroite et culture de distinction, il ne peut y avoir que rapport de force, sans dialogue.

Notes de bas de page

Notes de bas de page
1 Jacques CORNET, Education au développement ou développement de l’éducation, in L’école et l’éducation au développement, Colophon Editions, I998 ; Enseigner : mission impossible, Le Ligueur, n° 50, 23 décembre 1998 et n°1, 6 janvier 1999.