Par petits groupes, penchés sur un plan fraîchement tracé sur un grand carton blanc, les élèves en grande discussion négocient ! Mais que font-ils donc ?
Ils cherchent à déterminer ensemble l’endroit magique, ce lieu où ils établiront dans quelques instants un premier point de vue. Pourquoi un appareil photographique numérique est-il déposé à portée de main sur un coin de la table ? Et, plus loin, un ordinateur branché sur Internet, qui laisse voir à l’écran une étrange et interminable image mobile que l’on peut déplacer avec la souris ?
Les élèves se lèvent, jettent un dernier coup d’œil à l’écran, se saisissent de l’appareil et sortent de la classe…
Dans quelques minutes, ils auront réalisé une photographie panoramique à 360°, étape technique essentielle à la progression de leur projet d’hyperpaysage. Ils vont créer, grâce à l’informatique, une visite virtuelle d’un espace précieux à leurs yeux.
Le langage hypertextuel, celui utilisé sur Internet, permet de décomposer une image en zones cliquables qui activent des documents ressources (texte, son, image, vidéo). Si cette image est un paysage photographié à 360°, nous pouvons dire que nous avons sous les yeux un nœud d’hyperpaysages.
En s’inspirant de la définition de l’hypertexte proposé par H. GODINET, nous pouvons définir un hyperpaysage comme : « le réseau réalisé par l’ensemble des nœuds reliés par activation de liens, à un instant donné, par un utilisateur donné, au départ d’une image interactive de paysage ».
Oui, mais …
Créer un hyperpaysage, c’est élaborer un scénario de découverte de l’environnement à partir d’observations de terrain et de recueils d’informations, réaliser les éléments du scénario (textes, images…) et imaginer la structure qui les reliera. Il s’agit de mettre en évidence « l’invisible au-delà du visible » selon l’expression de Paul KLEE, de proposer une interprétation du paysage, de mettre en évidence les relations entre les éléments, de réaliser un itinéraire virtuel de découverte.
En fin de production, il s’agit de proposer au visiteur de voyager dans ce panorama, d’y « entrer » pour l’explorer de manière interactive : voir ce qu’il y a derrière un arbre ou dans un terrier, entendre un oiseau, entrer dans un bâtiment, rencontrer les acteurs mis au jour, mettre en tension des points de vue, interpréter le monde ainsi mis en scène…
Cette nouvelle manière de décrire le paysage, qui part des « clics » possibles ici et là, au gré de la fantaisie de l’observateur ou des associations de connaissances qu’il effectue, permet peut-être de rencontrer les frustrations exprimées par C. MONTALBETTI, cité par C. TAUVERON : partout où je rencontre (…) du panorama, (…), je dois me plier à l’évidence que je ne dispose pas des bons instruments pour en rendre compte.
Dans un article où elle critique la description textuelle de paysage telle qu’elle est proposée dans les manuels scolaires, fondée sur l’impératif d’être absolument fidèle à ce qu’on voit, C. TAUVERON propose : Il conviendrait de leur (les élèves) apprendre que la description n’a pas pour fonction de « faire voir » mais de « donner à voir » au sens de permettre au lecteur de construire ses propres images mentales à partir des stimuli donnés, par un processus de projection et de recontextualisation. Il s’agit de renoncer au critère de fidélité pour celui d’intelligibilité. (…) Le descripteur ne peut être autre chose qu’un interprète, suscitant de l’interprétation.
La richesse et la complexité de ce travail d’écriture d’un hyperpaysage dépendent, bien entendu, de la façon dont est perçu, vécu, analysé et interprété cet espace (démarche scientifique classique). Elles sont liées aussi à la façon dont les auteurs se positionnent individuellement et collectivement par rapport au paysage (jugement de valeur, désirs, projets d’avenir) et donc construisent ensemble du sens pour eux, en tant qu’acteurs d’une société responsable de son environnement.
Plus spécifiquement, la construction d’hyperpaysages met en jeu des compétences variées, transversales et interdisciplinaires, littéraires, scientifiques, mais aussi pédagogiques. C’est une démarche qui favorise le développement de la pensée complexe et systémique.
Il n’est pas inintéressant de noter que la métaphore du labyrinthe est souvent utilisée pour désigner les hypertextes, comme « entrecroisement de chemins », dont Ph. QUEAU rappelle qu’ils sont construits pour désorienter.
Or, face à un paysage, on sait que la plupart des observateurs sont désorientés.
Sur le plan pédagogique, nous pouvons revendiquer qu’il faut pouvoir « se perdre pour mieux s’orienter ». La question qui se pose à nous devient dès lors : dans quel labyrinthe s’engager pour, dans une « itinérance » (E. MORIN) révélatrice, favoriser l’émergence d’une prise de sens ?
Cette expérience modifie rapidement – et durablement croyons-nous – le regard sur le paysage, entendu comme « toute portion de l’environnement qui s’offre à nous » : le regard cherche les clics possibles, devient interrogateur, fouille à la recherche du détail à exploiter … D’autant plus lorsqu’il s’exerce à 360°.
Exporter son regard aux quatre coins du paysage, du Monde, d’ici et d’au-delà ; plonger dans sa complexité qui nous est donnée à dépasser ; la partager pour l’enrichir encore ; la penser, la structurer sans dogmatisme ; l’interpréter avec un « sens ajouté », s’y engager comme acteur-citoyen qui se perd à soi-même pour renaître à la collectivité : tels sont les attitudes, les comportements et les engagements émergents auxquels nous espérons que la réalisation d’hyperpaysages peut contribuer.
Une équipe de l’Institut d’Eco-Pédagogie et une autre du Laboratoire de Méthodologie de la Géographie de l’Université de Liège ont développé ce concept, le proposent aux enseignants dès la fin de l’enseignement fondamental et accompagnent les projets par des formations et des conseils tant méthodologiques que technologiques.
Site de référence et de contact : hyperpaysages.
Ce projet est soutenu par la Direction Générale des Ressources Naturelles et de l’Environnement de la Région wallonne.
– Hélène GODINET : Lire et écrire des hypertextes, Ed. du Septentrion, 1999
– Hélène GODINET : Hypertexte ?
– Philippe QUEAU : Le virtuel : Vertus et vertiges, Ed. Champ Vallon, 1993
– Philippe QUEAU : CyberTerre et Noosphère
– Catherine TAUVERON : « Et si on allait voir du côté des écrivains ? », Décrire dans toutes les disciplines, Paris, 1999, Cahiers pédagogiques, n°373, pp. 19-21
– Catherine TAUVERON