Creuser le rayon

« Madame, vous pouvez me conseiller un livre ? » Entrée en matière fréquemment utilisée par le parent, le professeur ou le jeune lui-même, cette question en soulève, pour le libraire, une autre, voire plusieurs.

Quel est le rôle du libraire dans la « chaine du livre » et en quoi ce rôle le prédispose à exercer un certain ascendant vis-à-vis de l’éducation des enfants en tant que telle ? Quels sont les rapports entre professeurs et libraires et en quoi cette relation professionnelle peut-elle amener une meilleure connaissance de la littérature jeunesse au sein du milieu scolaire.

Depuis ces 10 dernières années, le secteur de la littérature jeunesse s’est considérablement développé. Le département jeunesse est une « petite librairie » en soi, au sein de la librairie générale. Tous les thèmes et genres y sont abordés et toutes les tranches d’âges y sont représentées : psycho, philo, fiction, documentaires, beaux-livres…, et ce depuis la petite enfance (0-3 ans) jusqu’à la littérature pour adolescents. Ce qui tenait sur trois planches du rayon, il y a dix ans, nécessite maintenant un pan de mur complet. Comment dès lors s’y retrouver devant cette « production » de plus en plus abondante ?

Notre travail de libraire consiste, dans un premier temps, à recevoir les représentants des différentes maisons d’édition jeunesse et à faire une sélection la plus judicieuse et objective possible, qui corresponde au choix d’un rayon spécialisé. Nous possédons chacune des formations différentes (littératures romanes, illustration, logopédie), mais également complémentaires et qui se rejoignent en un point commun : le fait que nous aimons et voulons défendre la littérature jeunesse. C’est là l’autre part importante de notre travail : mettre en avant nos choix, ouvrir des portes, proposer des pistes, partager des coups de cœur, des déceptions, suggérer, aiguiller…

Le nouveau et l’ancien

Nous déplorons qu’avec toute la richesse qu’offre la littérature jeunesse, certains jeunes arrivent avec des listes de lectures scolaires qui sont obsolètes, certains titres étant même épuisés depuis plusieurs années. Le but n’est certainement pas de ne vendre que des nouveautés et de mettre au rebut les collections vertes et roses de notre enfance. Outre que ces séries appartiennent à un certain patrimoine culturel, celles-ci existent encore parce que les générations qui n’avaient accès qu’à cette « littérature-là » ont envie de transmettre cet héritage et aussi, simplement, parce que ces collections sont toujours lues.

Et elles peuvent encore faire écho dans l’imaginaire des jeunes. Nous conservons d’ailleurs un fond de « classiques » des littératures française et étrangères, ainsi que des coups de cœur sélectionnés tout au long des années antérieures. Mais, dans les centaines de titres que nous lisons chaque année, il n’est pas rare de découvrir de nouvelles collections et de nouvelles voix d’auteurs qui apportent réellement quelque chose de plus à la littérature jeunesse et c’est ceux-là que nous souhaitons faire découvrir aux jeunes et à leurs professeurs. Le livre est une fenêtre ouverte sur le monde qui nous entoure, un monde qui change, évolue… Chaque année supplémentaire amène de nouveaux questionnements, l’actualité fait débat, et les débats passent souvent par la lecture d’un livre. Certains sujets, encore tabous hier, sont abordés par de jeunes auteurs avec beaucoup de finesse : il serait dommage de passer à côté.

Voilà pourquoi le dialogue entre professeurs, jeunes et libraires est essentiel. C’est également un réel plaisir, pour nous libraires, de trouver le livre qui va plaire à une grande partie de la classe ou celui, sur un sujet bien particulier, qui va répondre aux questions que se pose un enfant ou un adolescent. Une autre question est de savoir comment donner le gout de la lecture aux jeunes qui craignent de ne jamais trouver le livre qui leur donnera l’envie d’en découvrir d’autres. Comment les aider à faire leurs propres expériences de lecture (aimer un titre au point de le lire plusieurs fois, ou alors le délaisser, car il ne leur apporte pas ce qu’ils en attendaient…) ?

Un univers de possibles

Il nous semble judicieux de mettre entre les mains des jeunes des livres qui leur ressemblent, qui leur parlent, regorgent de personnages auxquels ils s’identifient, qui font appel à leur imaginaire, leur créativité, leur expérience, qui peuvent résorber leurs peurs, combler leur solitude, les maintenir en vie… Une littérature qui chercherait à aiguiser leurs âmes, développer leur esprit critique, leur capacité de discernement, à les pousser à réfléchir par eux-mêmes, à leur faire observer avec un œil neuf la réalité qui les entoure, c’est-à-dire une réalité avec de vraies guerres, des divorces déchirants, des problèmes de sexualité et d’oppression… mais aussi des joies, petites et grandes, de la beauté, de l’amour et tout l’univers des possibles qui s’ouvre devant eux !

N’est-elle donc pas préférable à une littérature « langue de bois » évitant à tout prix les sujets tabous, enrobant le réel de « rose bonbon » ? Bref, cette littérature que nous aimons et défendons tente de dépeindre aux jeunes d’aujourd’hui une certaine réalité, la leur, en leur envoyant quelques échos, non hypocrites, de la société actuelle où ils peinent parfois à trouver des repères.

Pour notre part, l’échange entre les librairies, bibliothécaires, professeurs et autres professionnels de l’éducation nous semble très important et enrichissant pour tout le monde. Au cours de cette année, nous avons reçu plusieurs classes d’adolescents accompagnés de leur professeur.

La plupart d’entre eux ont montré un vif intérêt lors des présentations de notre sélection, ont choisi des titres et sont même revenus spontanément en librairie par la suite. Certains enseignants, désireux de faire naitre l’envie de lire chez leurs élèves, font parfois la démarche d’inviter un libraire en classe avec une « manne » de livres dans laquelle chaque élève choisit ce qui lui plait et lit donc sans but précis, si ce n’est celui du plaisir ! D’après notre expérience et divers témoignages, les élèves réclament volontiers ces visites (qui créent souvent l’évènement), voire se déplacent eux-mêmes pour choisir des livres (en bibliothèque ou en librairie). L’important est que ce soit le jeune qui se décide lui-même !

Une littérature qui ose beaucoup

Des clubs de lectures (Club Ado) entièrement gratuits existent dans plusieurs librairies jeunesse et sont un pilier essentiel de la lecture plaisir. Les jeunes se réunissent en librairie plusieurs fois par mois afin de se procurer les livres que les libraires demandent en service de presse pour eux. Ils s’échangent et échangent autour des livres qui leur ont plu ou déplu et se laissent guider par l’animatrice afin de découvrir des choses nouvelles, des livres vers lesquels ils ne se seraient pas forcément tournés par eux-mêmes.

En substance, nous trouvons essentiel de mieux communiquer la littérature de jeunesse. Même si, il est vrai, les thèmes abordés sont parfois durs, cette littérature ose beaucoup et répond à ce besoin qu’ont les enfants et les adolescents de savoir, de comprendre les émotions qui les animent, le monde qui les entoure. De plus, que l’on envisage les genres fantastiques, d’aventures, la « fantasy », les romans réalistes, dramatiques ou même certaines « bleuettes » (et on en passe), nous disposons actuellement d’une variété de supports inespérés : albums, romans, avec ou sans illustrations, bandes dessinées, avec ou sans phylactères, mangas, documentaires, biographies…

Il serait donc bien dommage de ne pas utiliser à bon escient (et la magnifier !) cette matière conçue expressément pour les jeunes. Qu’il s’agisse d’un travail « avant la lecture » (en se basant sur la quatrième de couverture, en faisant des hypothèses sur le titre ou les illustrations), « pendant la lecture » (via, par exemple, un petit questionnaire), ou « après » (ne serait-ce que par un dialogue, des échanges de points de vue…), il s’avère relativement simple, pour ne pas dire « élémentaire », de trouver des pistes pour « mettre à profit » cette littérature en classe. Mais parlons-nous ici du même profit que ces drôles d’industries du livre qui impriment chaque année toujours plus de « littérature », tel le pur produit de consommation qu’il semble être devenu aujourd’hui ? Gageons alors que les défenseurs d’une littérature de jeunesse de qualité soient de plus en plus nombreux, qu’ils continuent à la partager, et à la propager, durablement et largement.