Immergés dans l’univers de la culture écrite, les acteurs de l’école agissent majoritairement sans conscience des déplacements que celle-ci exige de ceux qui n’en sont pas familiers : déplacement du rapport à la langue, modification des pratiques langagières, et par la médiation de l’écrit, mutation de la façon de penser l’expérience et les objets du monde.
À l’échelle de l’humanité, le développe- ment de la connaissance est largement redevable à l’irruption de l’écriture. La mise au point des systèmes graphiques a entrainé une réflexion inédite sur les langues parlées, progressivement mises en systèmes, et les savoirs originellement issus de l’expérience se sont métamorphosés par le biais de leur « scripturalisation » (devenant principes, concepts, règles et lois, récits stabi- lisés et compilés dans des livres, systèmes symboliques, recettes, calendriers, cartes, schémas, plans, etc.) : une véritable « domestication de la pensée sauvage », d’un point de vue anthropologique[1]J. Goody, La Raison graphique. La domestication de la pensée sauvage, Minuit, 1977..
Ces déplacements se jouent sur fond de rapports sociaux. Depuis l’origine de l’écriture, la pratique de celle- ci sert les rapports de pouvoir. S’emparer de l’écrit et s’inscrire dans la culture écrite promet la réussite scolaire et les plus hautes qualifications. À contrario, avec la scolarisation élargie, être illettré est devenu un stigmate social.
DES INITIATIONS À L’ÉCRIT CONTRASTÉES
Ce rapport particulier au langage et au monde, caractéristique de la culture écrite, est davantage sollicité dans les postes d’encadrement et de conception que dans les postes d’exécution. Incorporé, il perdure dans l’espace privé, marquant les rapports intergénérationnels.
« Sortir de l’exercice du langage pour accéder à la conscience de la langue. »
Dans certaines familles s’opère une « imprégnation diffuse » de la culture écrite, allant du mode d’usage du langage à la familiarité avec l’écrit dans une diver- sité de fonctions, médiatisant le rapport au monde. « Dimension immatérielle de l’héritage » que cette socia- lisation où se transmettent sans leçon, au fil des interactions quotidiennes avec les proches, « gout, compétences et dispositions à agir, à percevoir ou à juger. »[2]B. Lahire, Comment la famille transmet l’ordre inégal des choses, Observatoire des inégalités, Janvier 2012.
Ceux qui ont des parents en difficulté avec l’écrit n’ont pas la même approche des choses que ceux dont les proches ont connu de longs parcours scolaires, parfois depuis des générations.
Observation des contextes de recours à l’écrit, incitations à la lecture et à l’écriture, initiations à des tech- niques et à des modes de faire : des apprentissages en situation avec un étayage adapté et un accueil bienveillant des premiers essais qui incitent progressivement l’enfant à désirer faire seul, « comme les grands »… dont il a le modèle sous les yeux et auxquels il peut s’identifier. L’expérience scolaire s’inscrit dans la continuité de ces initiations précoces.
Rien de tel pour d’autres enfants, peu voire pas initiés à l’écrit, par manque de compétences de leur entourage en la matière ou par peur de mal faire des parents, préférant que l’école s’en charge. Immergées dans un rapport familier au langage, avec des pratiques propres à la culture orale, les sollicitations de l’univers scolaire vont leur apparaitre plus étranges.
À L’ÉCOLE, LES SUJETS À L’ÉPREUVE
À l’entrée à la grande école, quand se systématisent les apprentissages, mais aussi à l’adolescence, moment clé de turbulence affective et de remaniement identitaire, les exigences scolaires, bien que légitimes, peuvent apparaitre comme des impositions normatives sommant l’élève de se plier à des règles qui lui sont proprement étrangères, de rompre avec ce qui constitue les bases de son identité — son langage, ses pratiques culturelles, sa façon de penser, ses valeurs —, le contraignant à se soumettre ou à se démettre.
« Bien parler », s’exprimer avec les mots des autres, ce serait abdiquer. Un jeune, à qui le réalisateur Bernard Martino demande « Qu’est-ce qui fait qu’à un moment, tu dis non ? », répond : « Leur manière de parler, tout ça… Ils veulent nous changer notre façon de parler, notre façon de penser, ils veulent tout nous changer, quoi ! Changer notre personnalité… Moi, je veux rester comme ça, je veux pas qu’ils me changent. Ils peuvent m’instruire, mais pas me changer… »[3]Film de M. Guillon et B. Martino, Histoire sans fiori- tures de 6 jeunes sans-emplois, 1982.. Il lui est impossible de continuer d’investir l’école, qui lui demande implicitement de rompre les amarres, sans continuité entre son passé et son possible devenir. Si réussir exige confusément de trahir là d’où l’on vient, le cout subjectif est insupportable…
L’école inflige cette épreuve à certains élèves moins par malveillance que par méconnaissance des logiques à l’œuvre. Mieux appréhender la nature des difficultés rencontrées, c’est ce qui pose problème aux enseignants, que ce soit en matière d’usage restreint du langage, d’accès laborieux au code graphique, de com- préhension fragile en lecture ou de rapport difficile à l’écriture.
QUELS DÉPLACEMENTS EXIGE LA CULTURE ÉCRITE ?
Pour qui a la culture orale comme cadre de référence, plusieurs ruptures sont à opérer. Accéder au sys- tème écrit nécessite de sortir de l’exercice du langage pour accéder à la conscience de la langue. Entrer dans la culture écrite c’est, à l’égard des objets du monde, s’extraire du rapport d’usage pour accéder au rapport d’étude, ce qui demande de l’exigence et de la préci- sion, notamment dans l’usage du langage, oral comme écrit. Lire et écrire sont des pratiques langagières qui rompent avec les principes de la communication orale, exigeant de composer avec l’absence de l’interlocuteur.
PRENDRE CONSCIENCE DE LA LANGUE
En 3e maternelle, la difficulté à « entendre les sons » est un indice prédictif de l’apprentissage de l’écrit. On s’aperçoit qu’au-delà de ce qui relève du développement, les non-réponses ou les erreurs systématiques sont souvent le fait des mêmes élèves, d’une épreuve à l’autre, tous issus de milieux populaires. Immergés dans un rapport pratique au langage, ces enfants sont dans l’incompréhension de l’usage scolaire qui s’en émancipe.
Au quotidien des interactions, les propos et les mots ont une signification. Or, pouvoir étudier la langue exige de sortir de sa fonction d’usage, de la considérer pour elle-même, indépendamment des significations qu’elle véhicule, de la tenir « à distance », que ce soit pour considérer les dimensions sonores du langage ou les marques grammaticales.
Préoccupés par la compréhension, les locuteurs sont captifs de l’ici et maintenant, centrés sur le contenu de l’échange plus que sur le discours qui le porte, dans l’in- conscience de la langue avec laquelle on parle.
Développer la conscience de la langue, cela passe par la familiarisation avec les « jeux de langage » (comptines, bouts rimés, poésie…) dont la fonction poétique émancipe d’un rapport trop étroitement pragmatique au langage. Mais aussi et surtout par les situations d’écriture, qui permettent des prises de conscience essentielles, à tous niveaux d’articulation de l’écrit. L’écriture mobilise l’attention volontaire, l’accompagnement de l’adulte consiste à expliciter ou à faire expliciter les opérations à mettre en œuvre, avec des sollicitations croissantes aux propositions des élèves et un soutien aux essais qui valorisent l’attitude de recherche.
DÉVELOPPER UN AUTRE USAGE DU LANGAGE
De la maternelle au lycée, les enseignants évoquent le manque de vocabulaire des élèves qui nous préoc- cupent, leur langage approximatif, peu structuré… stigmates de ce qui est appréhendé comme relevant du « handicap socioculturel » contre lequel ils pensent ne guère pouvoir agir, si ce n’est dans une logique de sou- tien/compensation, avec des actions marginales, sup- plétives à l’ordinaire.
Or, si en situation scolaire, de test ou d’examen, ces élèves apparaissent muets, stupides, ignorants, bredouillants, ils sont totalement différents lorsqu’ils échangent avec leur groupe de pairs. Pour les sociolo- gues, en matière de langage, « il n’y a pas de handicap (ni d’aptitude) en soi, mais en rapport à des formes sociales dominantes. »[4]B. Lahire, Culture écrite et inégalités scolaires, Lyon, PUL, 1993, p. 58.
Les échanges familiers du quotidien se déroulent dans des contextes et des univers partagés où le demi- mot suffit, le geste ou la mimique pouvant suppléer la parole pour réguler l’intercompréhension. C’est un code usuel restreint qui est alors opératoire.
Rien de tel dès lors qu’on entre dans la logique scolaire propre aux savoirs et à l’exercice de la pensée, profondément marquée par l’écrit. Les apprentissages nécessitent alors une langue plus précise, au lexique diversifié et à la syntaxe structurée, usant de substituts pour éviter les répétitions, de connecteurs temporels et logiques marquant la chronologie et les relations de causalité, une cohérence du discours. « Bien parler », c’est parler « comme un livre »…
Du point de vue de certains élèves, sans justification,
cela peut apparaitre comme une contrainte formelle, visant une normalisation de leur façon d’être. Les productions langagières ne peuvent être appréciées en dehors du contexte où elles s’expriment. Seule une modification des situations pédagogiques et/ou des orientations du travail en cours de réalisation peut amener les élèves à développer leur langage : situations problématiques, démarches croisant recherche personnelle et échange entre pairs, confrontation, argumentation et élaboration conjointe, puis formalisation structurante où le langage a toute sa place, au service des apprentissages.
Décontextualiser, extraire l’essentiel de ce qu’il y a à comprendre, synthétiser, résumer : autant d’opérations intellectuelles à forte valeur formative. « En se transformant en langage, la pensée se réorganise et se modifie », nous dit Vygotski. Si le langage sert la pensée, l’exer- cice de la pensée fait rétroaction sur le langage : néces- sité d’utiliser des termes plus précis, d’argumenter en établissant des relations de causalité, de justifier en développant son propos. Mise en œuvre de la fonction cognitive du langage qui nécessite un code élaboré, plus formel… propre à la culture écrite.
S’OUVRIR À DE NOUVELLES PRATIQUES LANGAGIÈRES
Lecture linéaire, avec peu de retour en arrière ; pas- sivité face au texte et défaillance fréquente de la com- préhension ; écriture « comme ils parlent », sans souci de relecture : autant d’indices d’une gestion de l’écrit figée dans la logique de l’oral, d’une méprise des élèves quant à la transparence des textes, qu’ils soient à interpréter ou à composer.
Contrairement aux situations orales, où la régulation de l’intercompréhension s’opère « à chaud » grâce à la présence de l’interlocuteur, l’écrit exige de faire sans lui. Comment se substituer à l’absence ? En imaginant l’autre, réel ou virtuel. C’est adopter la posture active du lecteur, qui doit faire avec un texte autosuffisant, se saisir d’une pluralité d’indices, croiser ces éléments formels, les mettre en relation pour élaborer la signifi- cation tout en la vérifiant au fil de sa lecture, par autocontrôle. C’est encore adopter la position d’exotopie du scripteur, qui doit alterner lui-même et l’autre, lecteur potentiel connu, projeté ou virtuel, pour aménager son écrit en évitant les malentendus, les ambigüités, les risques d’interprétation malheureuse pouvant desservir son intention voire son image…
Certains enfants l’ont pressenti, observé, voire ex- périmenté dans leur famille, d’autres pas. S’adresser à tous les élèves exige de sortir de l’implicite, de déplier les modalités pertinentes de ces conduites langagières, des opérations et stratégies intellectuelles qu’elles convoquent, de développer un enseignement stratégique de la lecture et de l’écriture.
Il s’agit d’initier une conception de l’écriture moins comme don, expression d’une pensée préformée que comme travail simultanément langagier et cognitif. Convoquée plus systématiquement dans toutes les disciplines, cela change le rapport des élèves à l’écriture…
Notes de bas de page
↑1 | J. Goody, La Raison graphique. La domestication de la pensée sauvage, Minuit, 1977. |
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↑2 | B. Lahire, Comment la famille transmet l’ordre inégal des choses, Observatoire des inégalités, Janvier 2012. |
↑3 | Film de M. Guillon et B. Martino, Histoire sans fiori- tures de 6 jeunes sans-emplois, 1982. |
↑4 | B. Lahire, Culture écrite et inégalités scolaires, Lyon, PUL, 1993, p. 58. |