L’école maternelle accueille les enfants très (trop ?) jeunes, de bon gré (ou bientôt de force ?). L’objectif est de tout mettre en œuvre pour les faire réussir. Mais les enseignants qui sont sur le pont, ont-ils les moyens d’y arriver ? Ne devrait-on pas leur donner la possibilité d’y réfléchir ?
Dans l’établissement scolaire où il travaille, l’instituteur et, en particulier, celui qui exerce en maternelle est envahi par des contraintes professionnelles qui parasitent sa capacité à mettre ses pratiques en perspective. Surveiller des récréations, parfois même des cantines et des siestes, gérer l’utilisation des toilettes, les déplacements dans les couloirs, le partage des locaux communs et des ressources communes, accueillir les élèves de collègues absents ou les remplacer, ranger et préparer le matériel scolaire, transmettre les avis et en récolter les réponses…, autant de tâches qui requièrent organisation et régulation lors de réunions de concertation pour qu’elles soient compatibles avec les apprentissages scolaires des élèves et les valeurs citoyennes des enseignants.
De plus, les marges de manœuvre d’une équipe pédagogique restent limitées par le cadre institutionnel dans lequel l’enseignement s’exerce : lois, décrets, circulaires, règlements du travail, ministère, PO, syndicats… les instances supérieures ne manquent pas qui définissent ou contrôlent les modalités du travail des enseignants. Les directions sont chargées d’en transmettre l’information et d’en organiser la concrétisation dans les limites des périodes de travail et de concertation par ailleurs elles aussi strictement définies et sujettes à contrôle. Dans certaines écoles, on empêche même les enseignants d’avoir accès aux bâtiments entre le 1er juillet et le 31 aout sous prétexte qu’ils ne sont pas assurés, au lieu d’envisager une extension de la police d’assurance.
C’est pourquoi il ne reste bien souvent à chaque enseignant que peu de temps, d’énergie ou même de désir pour élargir sa réflexion à des questions qui dépassent le champ de son établissement scolaire ou de sa carrière professionnelle, des questions qui touchent aux fondements de l’organisation de l’enseignement. Et pourtant celles-ci affectent le quotidien des classes et génèrent des difficultés importantes, d’autant plus insidieuses qu’elles ne sont pas souvent explicitées. En voici deux exemples qui tous deux concernent le rôle de l’école maternelle dans l’incorporation par les enfants du métier d’élève : la question de l’abaissement de l’âge de l’obligation scolaire à 3 ou 5 ans et celle de l’organisation actuelle de l’accueil à l’école des enfants de 2,5 ans. Dans les deux cas, c’est l’importance de l’école maternelle dans la réussite scolaire qui est reconnue et qui cherche à se renforcer. Cependant, un petit détour par les classes permet de mettre les intentions et les sources de tension en perspective.
Une importante majorité des familles n’attend pas le moment de la scolarité obligatoire pour envoyer leurs très jeunes enfants à l’école car le crédit de celle-ci est très grand, surtout auprès des familles populaires. Pourtant, nombreux sont les élèves qui la fréquentent, avec régularité, à se retrouver en difficulté voire en échec scolaire. C’est une question fondamentale à affronter, car il s’agit là de l’échec de l’école beaucoup plus que celui des élèves et sa responsabilité est engagée. Il y a une promesse non tenue et avancer l’âge de l’obligation scolaire, sans renforcer les moyens pour en garantir la réussite, pourrait s’apparenter à de l’hypocrisie ou même du cynisme. Quant aux familles qui ne parviennent pas à assurer la régularité de la fréquentation scolaire de leurs enfants, peut-on croire qu’il suffit de renforcer la contrainte pour améliorer les résultats ? Pour Pavol, Elena, Yassine et d’autres élèves qui sont passés par ma classe, j’en doute. À force de rencontrer ces familles et d’apprendre à les connaitre, je constate que ce qui leur manque à toutes, c’est la reconnaissance de leurs difficultés et un engagement réel à leurs côtés.
Pavol est né à Kosice, en Slovaquie, où les Roms sont l’objet de discriminations sévères, y compris dans l’enseignement. Arrivé en cours d’année dans ma classe, après que sa famille ait été expulsée d’un squat à Saint-Josse, n’ayant pas trouvé de place dans une école à Forest où il est hébergé, il parcourt plus de 4 kms chaque matin pour se rendre en classe. Il fréquente son quatrième établissement scolaire, dont un en Flandre où la famille a espéré voir sa situation s’améliorer. Maintenu en troisième maternelle suite à une décision de son école précédente, il est souvent absent, pris dans le tourbillon des démarches administratives, visites à l’hôpital, recherche de petits travaux de son père et soins au cinquième et dernier-né de sa mère. Heureusement, je reste régulièrement à l’école après la classe et je peux aider ses parents illettrés à compléter le formulaire à rentrer pour toute absence, pour lui ou ses deux frères. Parfois, ils me demandent d’expliquer le contenu d’une lettre qu’ils ont reçue du CPAS ou d’une autre administration et chaque fois qu’ils reçoivent un avis de l’école, je leur en explique le contenu dans la mesure de mes moyens et des leurs, car leur connaissance du français et surtout du système scolaire est réduite. Elena, l’avant-dernière qui a trois ans, accompagne parfois sa maman quand elle vient chercher Pavol, mais elle n’est pas inscrite en 1re maternelle. Les parents hésitent. C’est qu’elle est si petite, elle ne comprend pas du tout le français, elle a peur de l’école et puis elle ne mange pas bien. Si elle vient à l’école, ce sera pire encore, elle devra aller à l’hôpital… À force d’insister, de leur faire visiter la classe des petits, de mettre en évidence le retard pris par ses frères, de prendre du temps, ils acceptent de l’inscrire et promettent qu’elle viendra, après les vacances de carnaval, de printemps, au mois de mai… Fin juin, lorsque nous constituons les groupes pour la rentrée suivante, je demande à la prendre dans ma classe de 2e maternelle, espérant qu’en septembre, elle soit enfin là. Eh oui, elle est arrivée, pas le premier jour, pas tous les jours, rarement en hiver, mais elle est là et petit à petit, elle prend racine. Parfois, le découragement me guette. Après trois semaines d’absence, tout semble à recommencer, mais je sais qu’il n’en est rien, que si cette famille sans papiers ni ressources ne perd pas espoir, moi non plus, je ne dois pas lâcher la corde et continuer à l’encourager chaque jour où elle vient. Et espérer que cet apprivoisement progressif bénéficiera à sa petite sœur, le jour où elle aussi pourra être inscrite à l’école.
Quand Yassine est arrivé dans ma classe au mois de septembre, il avait déjà fréquenté l’école maternelle pendant un an en néerlandais et face à ses difficultés, l’enseignante et la direction avaient conseillé à ses parents de l’inscrire dans une école francophone. Des difficultés, il en a. Il parle peu et mal, il est agité, rentre peu en interaction avec les autres. Il ne se nourrit que de biscuits et laitages, parfois un fruit et ses dents en sont gravement affectées Pourtant ni son inscription aux repas chauds ni sa visite chez le dentiste n’y font quelque chose. Yassine est déterminé, il n’ouvre pas la bouche à ce qui lui fait peur et ses parents, qui cherchent par tous les moyens à satisfaire tout le monde, sont assez démunis. En classe, il me faut allier une grande disponibilité à beaucoup de fermeté pour l’aider peu à peu à progresser. Quand son petit frère Mehdi arrive à l’école fin janvier, le jour de ses deux ans et demi, il n’a pas fréquenté la crèche, il porte un lange de jour comme de nuit, il ne parle pas et ses interactions avec les 23 autres petits élèves de la classe d’accueil sont jalonnées de griffures et de morsures. Pour soulager son institutrice débordée par la situation, la directrice demande aux parents de le garder à la maison pendant quelques semaines encore, jusqu’au moment de l’ouverture de la deuxième classe d’accueil. Quand Mehdi revient, il porte toujours ses langes, il est toujours aussi imprévisible et sa nouvelle institutrice a autant de difficulté que la précédente à gérer la situation. La directrice demande alors aux parents de ne le mettre à l’école que le matin, pour lui permettre de s’acclimater en douceur. Début juin, il semble progresser lentement, il n’agresse plus les autres enfants, il demande parfois à aller à la toilette, mais porte toujours un lange parce qu’il est « ingérable »…
En septembre, il changera de titulaire, la deuxième classe d’accueil ayant disparu à nouveau pour de longs mois, son institutrice actuelle devra poursuivre son début de carrière dans l’un ou l’autre établissement du PO, revenant éventuellement dans notre école à la faveur d’un remplacement.
Et peut-être sera-t-elle disponible lors de la réouverture, au cours du deuxième trimestre, de cette fameuse deuxième classe d’accueil.
Parlons-en de cette classe d’accueil. Dans l’organisation de l’enseignement en Belgique, pour des raisons dont je ne connais ni l’historique ni la logique, tout enfant peut entrer à l’école le jour de ses deux ans et demi. Il s’agit là d’une particularité qu’on ne retrouvera plus à aucun moment de son parcours scolaire, lequel sera rythmé par une rentrée annuelle au mois de septembre. En effet, l’obligation scolaire commence l’année scolaire qui prend cours dans l’année civile où il atteint l’âge de six ans. Les trois années de l’école maternelle sont organisées selon le même système. La classe d’accueil constitue donc une particularité dont on peut penser qu’elle cherche à mettre tous les enfants sur un pied d’égalité. Or, la réalité est très différente. Ce système est profondément injuste et ne fait que renforcer les inégalités au lieu de les aplanir, pour autant qu’on considère qu’une scolarisation précoce constitue un avantage. Pour deux enfants n’ayant qu’un seul jour de différence d’âge, celui qui est né le 31 décembre sera privé de dix mois de scolarité par rapport à son cadet né le 1er janvier de l’année suivante. C’est ainsi que tous les enfants nés en novembre ou décembre ne fréquentent jamais la classe d’accueil (fermée pendant les congés d’été) et ceux nés en janvier ou février arrivent dans une classe où ils sont accueillis dans de très bonnes conditions puisqu’ils sont peu nombreux. Au fur et à mesure du temps qui passe, le nombre d’élèves augmente et arrive un moment où les comptages permettent l’octroi d’un mi-temps puis d’un plein-temps complémentaire et où s’ouvre une deuxième classe d’accueil. Très souvent, la première a gonflé à un point tel que les enfants sont répartis en deux groupes qui, à leur tour, augmentent jusqu’à saturation vers la fin juin. Le système est injuste pour les enfants qui, comme Mehdi, arrivent à l’école au moment critique où il y a trop d’enfants pour un accueil de qualité et pas encore assez pour ouvrir une deuxième classe. Il est injuste également, comme on l’a vu, pour les enfants nés à la fin d’une année civile qui eux ne seront jamais « accueillis ». Il est injuste enfin pour l’ensemble des enfants fréquentant l’école maternelle et en particulier ceux dont l’univers familial est le plus éloigné de l’école, car très souvent, au moment où l’on peut enfin engager du personnel complémentaire, il n’y a plus personne disponible sur le marché de l’emploi et l’on sollicite alors les enseignants qui participent à des projets de différenciation ou de remédiation. Cela déforce le soutien dont pourraient bénéficier les enfants qui en ont le plus besoin et cela dévalorise les deux fonctions puisqu’elles sont associées à de la précarité professionnelle.
À défaut de supprimer la classe d’accueil sur laquelle s’exerce une forte pression liée au manque de place dans les crèches subventionnées, ne pourrait-on à tout le moins remédier en partie à l’injustice décrite ci-dessus et adapter le calcul du capital-périodes en augmentant à 1,5 ou 2 la valeur de l’indice des enfants les plus jeunes jusqu’au jour anniversaire de leurs 3 ans, prenant ainsi également en compte la réalité des enfants les plus jeunes de la première maternelle pour qui la rentrée de septembre représente le premier contact avec le monde de l’école. En répondant aux besoins spécifiques de ces élèves, on pérenniserait des équipes pédagogiques qui sont actuellement confrontées à de la précarité et de la surcharge professionnelle et renvoyées à la conception dépassée d’un métier de dévouement et d’abnégation.
Idéalement cependant, un accueil de la petite enfance de 18 mois à trois ans devrait être conçu selon des normes et des projets spécifiques qui ne sont pas ceux de l’école.
Que faire également pour améliorer le taux de fréquentation scolaire ? On ne peut se contenter de mesures contraignantes, voire répressives. La participation des parents se gagne par la (re)connaissance de leurs difficultés dans le chef des enseignants, mais également par une meilleure compréhension de la logique scolaire et non plus seulement celle de ses règlements. À défaut d’aligner complètement le temps de présence des enseignants dans l’école sur celui des enfants et non plus simplement dans la classe, un jour de permanence par semaine favoriserait une meilleure communication entre les familles et l’école. Accueillir occasionnellement les parents en classe avec leurs enfants, non plus uniquement pour célébrer ce qu’ils ont appris (ou déplorer leurs échecs), mais pour leur faire vivre comment ils apprennent, permet aux parents de comprendre la nature de l’enseignement qui y est prodigué, mais également aux enseignants de découvrir les interactions familiales de leurs élèves. Enfin, même si les congés des enseignants sont légitimes au regard de la nature de leur profession, ne pourrait-on favoriser l’évaluation par les équipes pédagogiques du travail accompli et la préparation de ce qui reste à faire, en y consacrant la première semaine de juillet et la dernière semaine d’aout ?
Tant qu’on traitera les enseignants comme des exécutants qui doivent compter leurs minutes de surveillance pour ne pas se laisser envahir par des tâches de gardiennage, tant qu’on les empêchera de penser et d’organiser leur travail dans des conditions dignes, tant qu’on traitera les parents comme des clients qu’il faut séduire ou dont il faut se défier, des clients dont certains sont insolvables et qu’il faut alors mettre sous tutelle, tant que l’école ne sera pas vraiment une priorité pour la société avec tout l’investissement et le crédit que cela implique, les projets les mieux intentionnés continueront à ne pas porter leurs fruits.