« C’est dégueulasse ! Vous m’avez mis en échec car ma lettre n’était pas assez bien et eux… vous voyez ce qu’ils nous envoient, eux !!! »
Et vlan, voilà Mario qui proteste et toujours sur un ton que même les points d’exclamation ne peuvent pas rendre. Mais cette fois-ci, même si c’est dur à entendre, il a raison. J’avais longuement hésité, je savais bien qu’introduire « des points » dans le projet correspondance entre deux classes pouvait être piégeant et pourtant…
Intérieurement, je n’ai aucune envie de coter ce qu’on est en train de construire ensemble. L’important pour moi, c’est cette évolution à petits pas, cette peur de mal faire qui tombe, ces premières fois où l’élève ose, ces petites réussites, fiertés, cette relation qui se noue, ce rapport au savoir qui change…
Et pourtant, la date du bulletin approche, l’exigence de points est là et la nécessité de cotation prend le dessus… Malgré une petite voix intérieure qui crie « non », une autre m’y pousse avec des tas de « bons » arguments :
• Ce n’est pas la première lettre qu’ils écrivent, ils ont l’habitude.
• Tu ne vas pas évaluer seulement sur les ceintures[1]Selon étapes et niveaux, sur le modèle des ceintures de judo, pratiques utilisée dans le cadre d’un dispositif de classe en pédagogie institutionnelle. en lecture et en écriture qui sont le travail continu depuis le début de l’année. Ce serait trop facile ! Il faut qu’ils prouvent qu’ils savent réinvestir, transférer tout ce qui est mis au service de l’écrit et pas seulement dans de « petits » exercices.
• Ils vont tous réussir et ce sera valorisant pour eux.
• En cotant, tu donnes de l’importance à cette activité de correspondance. (Importance pour qui ? C’est une autre histoire… J’ai tellement bien intégré les normes de l’école que jamais je ne pourrais m’autoriser à mesurer la réussite de l’activité au seul plaisir que mes élèves ou leurs correspondants ont pu éprouver en vivant ces échanges.)
Bref, je me décide : sur les cinq compétences qui seront évaluées, l’une d’elles sera la façon de composer et d’organiser la lettre individuelle qui sera envoyée aux correspondants d’une classe de Liège, avec son allure finale selon l’observation des directives données. Première erreur.
Les élèves peuvent s’aider d’un document qui reprend ce que je souhaite trouver dans leur courrier :
• Remerciements et commentaires éventuels (déco, écriture…) à propos de la lettre reçue.
• Réponses aux questions formulées par l’autre enfant.
• Des informations ou nouvelles de votre vie personnelle.
• Des questions en nombre suffisant et raisonnable à l’autre enfant. Veiller à ne pas poser plusieurs fois les mêmes questions.
• Les « au revoir », la signature et la date.
• La présentation doit être propre, la lettre ne doit pas comporter d’erreurs d’orthographe.
(Mon ange intérieur me dit : ces étapes sont une aide, grâce à elles, les élèves auront une structure claire qui va permettre l’écriture. Mon démon riposte : tu scolarises tout à outrance ! Tout ça, ce ne sont que les preuves qu’il faut donner de ce qu’on apprend !)
D’habitude, je passe d’un élève à l’autre, je sers de déclencheur pour ceux qui calent, je suggère parfois des idées à ceux qui ne savent pas quoi raconter, je me fais secrétaire pour ceux qui ont plus de mal, mais cette fois-ci, comme les délais sont courts, je demande qu’ils fassent un premier jet à la maison. Deuxième erreur.
Trois élèves sur les dix ont fait le travail… Les deux plus scolaires de la classe et une autre qui correspond avec une ado de son âge avec qui elle échange ses « problèmes » de cœur… Ça commence fort.
Avec le recul, je me dis que c’était prévisible. S’ils ne remettent pas leurs devoirs en temps normal pourquoi la correspondance aurait-elle fait exception ? De plus, faire de la correspondance un devoir !!! J’ai l’art de pervertir les choses et de faire d’un moment plaisir un moment laborieux sans aide, sans échanges…
Retour à la case départ, on écrit en classe et, pour les trois plus avancés, j’ai entouré les erreurs avec un code qui nous est familier et eux se lancent dans la correction. Lorsque les élèves me disent avoir fini, je relis leur lettre, d’abord pour le sens : as-tu bien répondu à ce qu’il te demandait ? Lui as-tu donné des nouvelles ? Lui relances-tu des questions ? As-tu pensé à lui dire ce que tu avais apprécié dans son courrier ? Ensuite, phase deux : correction. S’il manque la date ou la signature, je le signale aussi et, lorsqu’ils pensent avoir fini, je leur fais recopier la lettre dans leur cahier. Je vérifie une dernière fois. Place à la forme finale : papier à lettres, marqueurs, cachets, autocollants…
Pour coter cette lettre, je tiens compte de quatre critères et il faut en réussir trois pour avoir « A » : avoir écrit le brouillon à la maison ; la lettre doit comporter la date, les salutations, des réponses, des questions et la signature ; elle ne doit pas comporter plus de trois fautes d’orthographe ; la présentation doit être soignée. Ce n’est qu’au moment de corriger et de coter que ces critères sont entrés dans la danse. Troisième erreur.
Je me rends compte que souvent, lors d’une première activité, j’espère obtenir un certain résultat et c’est lorsque je ne le vois pas venir que je construis une grille ou affine celle que j’avais quand même vaguement imaginée. Je pointe seule (parfois avec les élèves) tout ce qui ne va pas et la fois suivante, je présente ces différents points comme des incontournables à respecter. Les résultats sont donc meilleurs quand les élèves connaissent mes attentes dès le début.
Mais quand ces critères sont composés par moi seule, comment peuvent-ils savoir ce qui se cache derrière les mots, par exemple « présentation soignée » ? J’ai bien sûr des représentations en tête : alignement à gauche, laisser une marge à gauche et à droite, ne pas souligner les salutations, placer la date en haut à droite, laisser un espace entre le début et le corps de la lettre, même chose entre le corps et les salutations, ne pas raturer, ne pas « tippexer », ne pas écrire trop petit… mais ont-ils les mêmes ?
Huit élèves sur dix ont réussi cette épreuve, mais pas Mario et il me le fait bien savoir ! Ce qui est vraiment injuste, c’est que son correspondant a été renvoyé définitivement et que donc il n’avait personne à qui écrire. Quatrième erreur.
Je ne l’ai su que tard et, sur ma lancée, je lui propose d’écrire soit au prof de l’autre classe en racontant un peu des nouvelles de chez nous ou en s’inquiétant du renvoi de son correspondant, soit à l’un des correspondants d’Asmae puisqu’elle en a deux, mais en disant qu’elle reste quand même son interlocutrice première. Il n’est pas du tout motivé, Mario, pour écrire à un prof et quant à l’autre proposition, c’est difficile de répondre à des questions qui n’ont jamais été posées par l’autre gamin !
Sympa quand même, l’autre correspondant a du coup répondu à Asmae ET à Mario, mais seulement en deux très courtes lettres avec à peine une petite question. D’où la réaction de Mario : « C’est dégueulasse ! Vous m’avez mis en échec car ma lettre n’était pas assez bien et eux… vous voyez ce qu’ils nous envoient, eux ! »
Et ma petite voix intérieure de se rappeler à moi : « Je te l’avais bien dit de ne pas coter un moment d’exception, on est dans de l’affectif, du relationnel, du personnel aussi, tu aplatis tout au rouleau contrôleur, il te fallait des points ? Tu les as eus ! »
Notes de bas de page
↑1 | Selon étapes et niveaux, sur le modèle des ceintures de judo, pratiques utilisée dans le cadre d’un dispositif de classe en pédagogie institutionnelle. |
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