Il nous semble impératif de partir de ce que l’enfant est, connait et sait faire pour orienter nos choix de méthodologies, contenus, formes… Partir d’eux est une option pédagogique difficile, riche, mais également pleine d’embuches. Divers prétextes peuvent amener l’enseignant à utiliser le fait qu’il faut partir d’eux pour ne pas s’investir personnellement.
L’éducation traditionnelle basée sur le savoir, le modèle, l’autorité, l’effort, l’individualisme, la sanction et le « tous à la même chose au même moment », convient seulement à une minorité d’enfants. Pour les autres, ceux qui sortent du cadre car trop ou pas assez « intelligents », trop ou pas assez cultivés, trop ou pas assez suivis à la maison, ne pas être à l’écoute, provoque un décrochage. Ils deviennent les « cancres », les « absents », les « marginaux »… Certains, par opposition au schéma proposé, auront la force de devenir autodidactes. Rares !
Élever au maximum de ses potentialités, cette minorité d’enfants « conformes », mais également tous les autres dissidents, est un défi à relever en orientant sa démarche pédagogique sur le respect de ce que l’enfant est, vit, connait, ressent. Il parait dès lors clair qu’il faut à l’enseignant partir de « où » sont les élèves pour pouvoir les élever vers un optimum. Derrière le « où », entendons les acquis qu’ils maitrisent déjà mais également leurs intérêts, leurs difficultés sociales ou comportementales, leurs démarches intellectuelles, les méthodes qui leur conviennent, leurs forces, leurs humeurs,… Ce fonctionnement de classe crée la richesse de l’apprentissage par la confrontation de ce que chacun est et connait.
Mais il peut devenir un prétexte pour justifier un non-engagement profond de l’enseignant.
Prétexte 1 : On part des idées des enfants pour ne pas devoir avoir d’idées soi-même.
Les idées naissent de la présence d’autres idées. Le désert intellectuel ne favorise pas la germination d’idées… Il m’est arrivé, certains jours ou à une certaine période plus difficile de ma vie, de ne pas avoir l’énergie ou l’envie de laisser germer, chez moi, des idées. Quand cela n’arrive qu’un jour, cet état de faiblesse passager, accepté et exprimé en classe, amène dans mes classes de la compassion, de l’empathie : les enfants ce jour-là sont attentifs et respectueux. Ils acceptent la faiblesse passagère de leur prof et se mettent d’initiative en projet. Mais, à une certaine période de ma vie, l’exceptionnel est devenu une habitude, l’appauvrissement de l’état de création dans mon propre cerveau, la perte d’énergie qui s’y colle, ont provoqué petit à petit le désarroi dans la classe. Les enfants sont devenus individualistes, sans projets, l’esprit de compétition où « moi, je suis fort si toi, tu es faible » est revenu en force. Les conflits ont suivi, vite… en seulement deux mois après plusieurs années de fonctionnement solidaire au profit de l’enrichissement personnel.
Prétexte 2 : On n’a rien à préparer puisqu’on ne sait pas ce que les enfants vont proposer.
Les compétences et savoirs ont besoin d’être nourris pour être satisfaisants. Une fois par semaine, mes élèves sont en « projets personnels », ils peuvent choisir un projet qu’ils devront mener à son terme. Cela va de l’exposé pour la classe à la construction de la maquette d’un bateau qui avance à l’énergie solaire. Je suis à l’écoute de leurs besoins. Personne-ressource, je les aide à trouver les documents, le matériel, les références nécessaires à la réalisation de leur projet. C’est un après-midi vécu de manière très intense, autant par les enfants que par moi.
Dans l’exemple de la maquette de bateau solaire, j’ai accepté que l’enfant se lance dans ce projet, mais je n’ai pas respecté mes propres limites de compétences. Je ne l’ai pas aidé. Il a essayé plusieurs techniques, les semaines passaient, il a tourné en rond puis commencé à perturber d’autres groupes. Alors, nous avons discuté. Il m’a fait savoir que je ne m’investissais pas avec lui comme avec les autres. J’ai accepté la remarque comme j’ai reconnu que je ne me sentais pas capable de l’aider à réaliser son projet. Il m’a demandé si je voulais bien l’aider à contacter un homme de son village qui fabrique des petits avions. C’est ce que nous avons fait. Quelle richesse pour la classe quand cet homme est venu nous parler de sa passion et quelle joie dans le regard de l’enfant quand il nous a présenté son bateau à aube qui avançait grâce à l’énergie solaire ! Je n’ose imaginer ce qui se serait passé si j’avais puni l’enfant perturbateur au lieu de l’écouter ou si la même situation s’était appliquée à tous les enfants de la classe : conflits, démotivation, décrochage.
Prétexte 3 : On doit tout accepter puisqu’il faut partir d’eux.
Les compétences et savoirs se construisent dans un cadre, avec des repères et des références. Une fois par semaine aussi, nous organisons en classe un cercle de parole. Tout y est sujet à discussion. Au début du cercle, celui qui le veut propose un sujet ; les sujets notés en cours de semaine sur l’affiche forum sont également repris. Les enfants votent les sujets qui vont être discutés. Un président est choisi au hasard des cartes, parmi ceux qui voudraient l’être et qui ne l’ont pas encore été. Les sujets sont discutés, des solutions sont proposées et votées. Régulièrement, des problèmes de fonctionnement de la classe, des cours ou de certains élèves sont ainsi traités au cercle de parole. Les solutions proposées deviennent alors des règles que chacun dans la classe se doit de respecter :
– plan et règles de circulation dans la classe ;
– organisation fonctionnelle de l’aide du professeur en période de travail individuel ;
– choix des matières qui seront évaluées à la fin de la période ;
– démarche pour régler un conflit entre deux personnes ;
– limites données à un enfant turbulent dans le respect de ses besoins, mais pour un meilleur respect de l’ambiance de travail pour les autres ;
– le mode d’utilisation de la bibliothèque.
En bref, c’est lors du cercle de parole que le groupe instaure les règles, limites et repères dont la classe à besoin pour fonctionner. J’ai été absente de ma classe pendant un mois. Ma remplaçante était perdue face au fonctionnement de la classe, mais soucieuse de respecter le droit à la parole des enfants. Elle n’avait jamais animé de cercle de parole et les enfants se sont rapidement rendu compte qu’elle n’avait pas les repères pour fonctionner comme d’habitude en classe. Les repères habituels se sont vite évaporés. Après quelques jours, ce fut le chaos : tout le monde parlait en même temps, les enfants faisaient ce qu’ils voulaient, la dame qui nettoie la classe était en pleurs devant le désordre… Les enfants et l’enseignante se sentaient mal dans leur peau. Elle m’a téléphoné. Je lui ai proposé, le temps de l’intérim, de proposer ce qu’elle voulait, de manière structurée et claire. Elle a eu la force d’exprimer ses choix et ses limites aux enfants. Après trois semaines, ils avaient ensemble créé un jeu pour apprendre à mieux se connaitre : ils avaient rédigé les règles, tracé et illustré le plateau de jeu, présenté le jeu à d’autres classes.
À la lecture de ces expériences, nous pouvons dire que ce fonctionnement n’est pas une technique que les enseignants et les élèves peuvent acquérir de manière immuable, mais plutôt une forme éducative à remettre en questions et à réinvestir chaque jour.