Institutrice en 5e et 6e primaire, je fais très peu d’histoire alors que j’adore ça. Trop de questions sans réponse, pas assez de temps pour faire ça bien. Un jour, je me lance. L’idée est de voir toute l’Histoire d’un coup, découpée en tranches.
De l’histoire, on n’en fait pour ainsi dire jamais. D’abord le programme de mathématiques et de français est énorme et ne laisse pas beaucoup de temps pour le reste. Ensuite, concevoir une séquence d’histoire me plonge dans des questions pédagogiques et idéologiques sans fin que j’ai toutes les peines du monde à trancher : faut-il amener les élèves vers des connaissances générales qui leur seront utiles pour briller à l’école et en société, ou travailler des sujets chauds, à forte composante critique, voire révolutionnaire ? La révolte de Spartacus ou l’organisation de la vie sous l’Empire romain ? Des savoirs ou des méthodes ? Faut-il construire la synthèse avec ce qui a marqué les élèves ou avec les savoirs considérés comme essentiels sur le sujet ? Je me perds dans ces questions et la prépa, elle, n’avance pas. Je n’ai pas encore trouvé, dans les guides pédagogiques, de quoi me satisfaire.
Je me rends compte que pour le CEB, les élèves doivent connaitre les grandes périodes historiques, y associer des dates et pouvoir y rattacher des traces. Ils ont des représentations très fortes liées aux époques qu’ils ont travaillées les années précédentes (certains le Moyen Âge, d’autres l’Antiquité…), mais très peu d’idées sur la succession de ces périodes et aucune vision d’ensemble. Je dois me lancer.
Une collègue me fait découvrir un grand livre d’images1 qui montre, pour un lieu imaginaire situé quelque part dans le nord de l’Europe, l’évolution du paysage au fil des époques. « Au début, c’est un campement », c’est le nom de la planche n° 1, on y voit un campement préhistorique. Le campement évolue ensuite en village de sédentaires, plus tard il est devenu villa romaine, bientôt détruite lors des invasions barbares, puis il devient une bourgade moyenâgeuse, enfin une ville qui s’entoure d’usines, etc.
J’en sélectionne sept que je juge représentatives. Le principe que je mets au point avec ma collègue est le suivant : lors d’une première phase, sept groupes de deux ou trois élèves découvrent chacun une planche. Je leur demande de lister par écrit leurs observations sur ce qui est différent d’aujourd’hui. Je collecte ensuite ces observations et note au tableau les thématiques auxquelles on peut les rattacher : habitat, production de nourriture, travail, moyens de transport, rôle des hommes et des femmes, etc.
Le moment de découverte des planches est gai. Elles fourmillent de détails dessinés et de petites phrases qui aident les enfants à les interpréter. Ils sont plongés dans les images et en oublient de noter. Après cette première observation libre, la collecte des réflexions est aussi un bon moment. Les élèves manifestent leur étonnement, donnent leurs impressions. La recherche d’une thématique globale à associer à chaque observation donne lieu à des discussions intéressantes.
Ensuite, je propose aux groupes de remplir un tableau de deux colonnes : à gauche les thématiques, piochées au choix parmi celles qui sont au tableau, à droite les observations. Un groupe note : « habillement/les hommes portent des perruques ». Un autre : « nourriture/ils cuisent les aliments directement sur le feu ; loisirs/il y avait des espaces réservés à chaque loisir et seuls les riches pouvaient y accéder ; transport/on se déplace à pied ou à cheval, les nobles se font porter dans des chaises à porteurs ». Ou encore : « école/il n’y avait pas d’école à cette époque, mais les personnes expertes dans un domaine transmettaient leur savoir-faire aux plus jeunes », etc.
Au bas du tableau, le groupe doit inventer une ou deux questions pour les visiteurs de l’expo qui suivra.
À ce stade, certains groupes travaillent d’arrachepied tandis que d’autres se contentent de deux phrases puis laissent tomber. Je tente de les remotiver sans beaucoup de succès. Je passe parmi les groupes et pointe certains aspects aux enfants (le premier cimetière, les divers usages des animaux tués, les premières églises chrétiennes…), je leur dis ce qui a attiré mon attention, je suggère des recherches complémentaires dans un livre ou un dictionnaire.
La deuxième séance est celle de l’expo. Chaque groupe dispose sur une table sa planche et son document et crée ainsi un petit stand qui va être visité par les autres groupes, comme une promenade à travers les différentes époques. Chaque élève reçoit un document du visiteur où il doit noter ses propres observations pour chaque époque, et répondre aux questions. Après la visite, on corrige collectivement les questions. C’est l’occasion pour certains élèves de partager les informations qui les ont le plus marqués. Cette mise en commun est trop courte et frustrante pour certains enfants. À ce stade, j’ai l’impression qu’on s’est éparpillés. On se retrouve avec une série d’observations éparses, sans beaucoup de lien entre elles. On aurait peut-être dû travailler sur seulement deux ou trois thématiques transversales… ?
Je propose donc une troisième séance. Chaque groupe reçoit une ligne du temps et des étiquettes reprenant les observations de la première séance. Ils ont pour mission de coller les étiquettes sous l’endroit ad hoc de la ligne du temps. Ils peuvent s’aider de ce qu’ils ont retenu de la visite, ou retourner voir les planches, qui sont affichées. Je leur demande aussi de colorier les étiquettes en fonction de la thématique concernée. C’est un gros travail qui en ennuie certains, mais il me semblait indispensable de créer un document de synthèse. Et c’est l’occasion pour certains enfants de se replonger dans les planches sans être pressés par le temps.
À certains moments, ils sont plusieurs devant le tableau à les observer et les commenter, debout ; ils me font penser aux passants devant les kiosques à journaux de jadis.
Les élèves étaient globalement contents de l’expérience. Un garçon a dit : « C’est bien d’avoir parlé de toutes les époques à la fois. Parce que d’habitude on parle à fond d’une seule époque… là, on a une vision globale ». Deux autres se sont exclamés : « J’adore l’histoire ! » Disons que c’est déjà ça de pris. J’ai l’impression que la plupart d’entre eux ont pu mettre des images sur des époques qui, peut-être, avant ça, ne représentaient pas grand-chose. La vision des planches les unes après les autres a un effet saisissant : on voit la marche de l’histoire. En observant un lieu de vie qui évolue, on comprend l’importance des techniques dans l’évolution des modes de vie.
Et pourtant… je reste sur ma faim, car nous sommes largement passés à côté de ce qui rend, pour moi, l’histoire passionnante : les liens de causalité croisés entre les techniques, l’économie et les relations sociales. Il y a des sujets importants que les élèves n’ont pas relevé : les changements de mode de vie liés à la sédentarisation ; le système économique sous l’Empire romain ; l’importance de l’artisanat et du commerce au haut Moyen Âge ; le lien entre l’industrialisation et l’entassement des familles dans les quartiers ouvriers ; les modalités de l’exploitation des travailleurs aux différentes époques : esclavage/servage/exploitation capitaliste. De façon plus large, les classes sociales et les inégalités.
Nous avons aussi très peu parlé des charnières : les évènements qui, par convention, marquent les débuts et fins de périodes n’ont été évoqués que brièvement. Il faut dire que le support ne suscitait pas cette réflexion puisqu’il s’agissait de photographies. Cette séquence aurait été un bon point de départ pour parler de ces moments charnières, car le reste du temps, à l’école primaire, on plonge dans une période à la fois. Qu’est-ce qui change avec la sédentarisation des humains ? Pourquoi les grandes explorations du monde marquent-elles le début d’une ère nouvelle pour les Européens ? Pourquoi 1789 ? En termes de causalités et de rapports sociaux, ces périodes de transitions me semblent les plus intéressantes à étudier. Mais pour en parler, il faut avoir, au préalable, une vision de ce qui les précède et de ce qui les suit… Il faudrait pouvoir alterner entre visions globales et le travail sur des évènements marquants (industrialisation, renaissance, migrations germaniques…) C’est un premier pas. Le chantier reste ouvert.