Il était 19 heures ce vendredi-là. On avait tous filé rapidement après le boulot pour arriver à temps.
Le train jusqu’à Ostende, puis le tram. On avait longé la côte.
J’étais dos au conducteur et à ma gauche, vraiment, c’était joli. La mer était gris clair. Je commençais à me sentir un peu mieux. Juste avant de monter dans le tram, Alice avait attrapé une pile de Métro et lancé un concours de sudoku qui avait foutu la nausée à tout le monde.
On avait deux petits jours devant nous pour nous confronter à ce qui foire, à ce qu’on fait quand ça ne marche pas en classe, quand on se plante, quand on se mange une ornière…, on allait ouvrir une part un peu taboue de notre existence de prof. Parce que franchement, ce n’est pas trop dans notre culture professionnelle de partager ce qu’on vit en classe. Et encore moins quand ça capote. Comme si en partageant ce qui fonctionne, on risquait de se le faire piquer et qu’en racontant ce qui dysfonctionne, on risquait de tomber dans la fosse aux mauvais profs, sale et visqueuse. Comme si le risque, c’était de s’user les ongles sans plus jamais pouvoir en sortir… Là, on avait décidé de s’employer à déjouer ça précisément. Parce qu’il apparait avec évidence que sans partager les échecs pédagogiques, sans en parler, c’est beaucoup plus difficile de comprendre ce qui s’est joué.
« On avait deux petits jours devant nous pour nous confronter à ce qui foire… »
Les weekends d’écriture s’organisent à partir des expériences de pédagogie institutionnelle : conseils, répartition des responsabilités, horaire strict, pauses minimalistes qu’on renégocie. Ces règles précises et négociables allaient former comme un nid d’où on allait pouvoir déployer nos prises de bec, nos petites ou grosses blessures de prof.
Chacun était arrivé avec une situation d’apprentissage dans laquelle ce que nous avions préparé ne s’était pas passé comme prévu, un moment où ça avait foiré (pour le meilleur ou pour le pire). Pour entamer le travail, nous en avions fait des tableaux humains, par petits groupes. Une forme de résumé mimé, un arrêt sur image qui déjà avait permis de mettre en évidence certains facteurs du problème et permis à l’ensemble des participants de saisir les thématiques qui seraient travaillées par chacune et chacun. Puis, chaque groupe s’était emparé d’une situation pour la déplier dans une version rapide de l’entrainement mental.
Et progressivement, en nous attaquant d’abord à la première situation comme en exemple, nous avions répondu aux questions qui forment la spirale de l’entrainement mental. Et en nous attaquant ensemble au « De quoi s’agit-il ? », nous en cernions les acteurs, globalement le contexte. Puis, parce que le problème est généralement multiple, le reflet d’un engrenage masqué par l’urgence de faire bien, nous dénichions « Quel est le problème ? », comme on enlève des barres de mikado, nous tentions de comprendre « Pourquoi est-ce ainsi ? » et finalement, « Que faire ? ».
D’abord un peu répétitif, le jeu s’est avéré vraiment efficace. Chaque situation a été observée, commentée, analysée et de fil en aiguille, leur compréhension, les systèmes dans lesquelles ces histoires s’emmêlent sont apparus avec de plus en plus de clarté. Il ne s’agissait pas simplement de reconnaitre que « j’étais épuisé », que la séquence « avait été mal préparée » ou « mal expliquée », mais de comprendre ce que ces histoires racontaient d’un fonctionnement, d’un système, d’une institution, de l’injonction faite aux profs d’être engagés, performants, « bons » ou sans failles.
C’est assez court, trente-six heures pour s’attaquer de front aux raisons multiples qui font de nos boulots un espace quasi permanent d’expérimentation. Parce que dans ce système scolaire qui grince de toute part, nous n’avons pas toujours de pouvoir sur les facteurs de réussites ou les failles dans lesquelles nous nous prenons les pieds. Nous n’avons aucune prise sur la météo, le temps, l’âge, les histoires personnelles des élèves, nous en avons peu sur l’ambiance de la classe, le contexte institutionnel, le poids de la hiérarchie… Mais quand nous saisissons où nous en avons, qu’en comprenant les histoires de nos échecs, nous devenons plus forts. Et comme les pisteurs, en repérant les traces, l’orientation du vent, les habitudes, les risques, nous pourrons d’une certaine manière moins nous laisser surprendre.
Dimanche midi, on s’est fait un piquenique. On n’a pas eu trop le temps d’observer la plage, de se poser à l’abri. Il faisait beau, on a mangé en plein vent. On s’est tous retrouvé avec du sable entre les dents, dans les pompes, dans les poches. Tout ce qui était ouvert s’est doucement fait saupoudrer. Après toutes ces heures d’entrainement mental, malgré nos expériences combinées de sandwiches ensablés sur la plage, on a réexpérimenté les grésillements des grains de sable.
Je n’ai pas encore vidé complètement les poches de ma veste. Ce n’est pas très pratique le sable dans les poches, ça colle aux doigts…, ça laisse aussi un petit air de mer à portée de main, la trace des grésillements d’engrenage. Mais ces grains de sable, je sais d’où ils viennent…