À CGé, nous avons à cœur de partager nos démarches et, pourtant, nous nous méfions
des bonnes pratiques. Incohérences ?
C’est ce que font, plus ou moins, les auteurs des vingt-cinq démarches présentées dans ce numéro anniversaire. Tentative ici de modéliser, d’idéal-type[1]Un idéal-type (M. Weber) est un type abstrait, une catégorie, qui aide à comprendre certains phénomènes, sans prétendre que les caractéristiques de ce type se retrouvent toujours et … Continue reading ce que nous entendons par démarche en l’opposant injustement à la bonne pratique. Ne vous laissez pas rebuter par les sous-titres, ce sont des mots difficiles, mais aussi d’excellents outils.
Pensée simplifiante et pensée complexe. Ce bon vieil Edgar[2]E. Morin, la plupart des sous-titres de cet article reprennent des principes issus de sa méthode. Voir entre autres Science avec conscience ou Introduction à la pensée complexe. Pour un accès … Continue reading (cent ans cette année) a presque tout dit. Il y a la pensée simplifiante, propre à chaque discipline scientifique où on essaie de maitriser les variables pour pouvoir établir des constantes dans les relations entre variations. C’est le bon vieil exemple au cours de physique du charriot sur un rail incliné pour lequel on ne fait varier qu’un seul facteur à la fois, sa masse ou l’inclinaison du plan, mais pas les deux à la fois. Ou encore, soyons lucide, comme quand un sociologue simplifie la réalité pour construire un idéal-type d’une démarche qui telle quelle n’existe pas !
En pédagogie, la pensée simplifiante propose les evidence based education (EBE), les bonnes pratiques prouvées par la science, des bonnes pratiques qui devraient toujours marcher. Pour prouver leur efficacité, on ne fait aussi varier qu’un seul facteur à la fois et on reproduit l’expérience un très grand nombre de fois pour annuler les effets des facteurs non maitrisés. Une bonne pratique prétend à l’universalité.
Mais, il y a aussi la pensée complexe. Parce que le réel résiste, parce que, en situation naturelle, on ne peut pas maitriser toutes les variables. Par exemple, pour comprendre l’abaissement important de l’âge de la puberté des filles entre 1970 et 2000, il faut prendre en compte une multitude de facteurs (alimentation, éducation, médias, mixité…) sans guère pouvoir en pondérer l’importance. Et en pédagogie, c’est dans la classe au quotidien que la réalité résiste. La pensée complexe considère que la situation d’enseignement est trop complexe pour être traduite en algorithme. L’apprentissage n’est pas réductible à quelques facteurs explicatifs maitrisables. Chaque démarche est particulière, propre à la situation où elle est vécue et aux sujets qui l’ont vécue. Une démarche prétend à la singularité.
Mais, si chaque démarche est singulière, quel intérêt y aurait-il à la partager ? Une démarche essaie donc de recourir aussi à des savoirs généraux, universels, issus de la recherche et de les relier entre eux, mais aussi de relier cet universel, ce certain, ces théories, à la situation, nécessairement singulière et incertaine. Une démarche prétend à la singularité dans la généralité.
Une démarche fait dialoguer les antinomies[3]. Reboul, « La pédagogie et ses antinomies », dans La philosophie de l’éducation, 2016. : singularité (de la situation) et généralité (du savoir en sciences de l’éducation), pédagogie (relations dans la classe et son organisation) et didactique (de la discipline), contraintes (exécution des consignes) et désir (sens de l’activité pour chacun), implicite (parce qu’il y en a toujours) et explicite (parce l’explicitation est toujours nécessaire et insuffisante), programmation (en fonction du savoir général) et improvisation (en fonction de la situation singulière), transmission (imposition du savoir accumulé) et émancipation (autonomie et créativité).
Chacune de ces antinomies mériterait un développement. Par exemple, pour chaque situation d’apprentissage, l’articulation entre contraintes et désir mérite d’être pensée. Comment, dans la situation d’apprentissage que je prépare, augmenter les contraintes pour plus d’efficacité dans le travail, y compris le drill et les répétitions sans tuer le désir et vider de sens l’apprentissage réalisé et inversement comme augmenter le désir par plus de mystère et de sens en lien avec la vie sans perdre le contrôle du travail chacun ? Comment finalement arriver à augmenter à la fois les contraintes pour plus de maitrise collective de la situation et le désir pour plus d’implication personnelle ?
Si une bonne pratique s’applique et peut donc se passer de théorie, une démarche, elle, ne peut se passer ni de théories, ni de pratiques, ni d’articulation pensée entre les deux.
Pour Edgar, la singularité est d’ailleurs dans la généralité et inversement. Dans un hologramme, le tout est dans chaque partie et les parties sont dans le tout. Chaque petit morceau de réalité sociale (ou pédagogique) contient toute cette réalité, chaque situation pédagogique interroge toute la pédagogie. La société, l’idéologie, le politique sont dans chaque dispositif et chaque dispositif produit la société. Aucune méthode pédagogique, les EBE tout autant (voire plus) que les autres, n’est neutre socialement et politiquement, chaque méthode pédagogique est engagée.
Car cette récursivité signifie que ce n’est pas seulement l’enseignant qui enseigne, c’est aussi la situation d’enseignement qu’il fabrique qui le fabrique en tant qu’enseignant. Aucune situation vécue n’est bénigne pour personne. Toute situation est potentiellement (dé)(trans)formatrice et exigerait d’être racontée, décrite, analysée.
La bonne pratique, puisqu’universelle, ne se prétend efficace que pour les apprenants. Elle n’implique pas l’enseignant en tant que personne, il n’a pas besoin de se raconter, se décrire, s’analyser. Il doit seulement mesurer l’efficacité de sa technique. Mais ce faisant, il se construit comme instrument d’une logique instrumentale qui ne considère comme valable que ce qui se mesure, à l’exclusion de tout ce qui n’est pas objectivable. L’essentiel est-il visible pour les princes évaluateurs ? La bonne pratique, comme la démarche, participe à la fabrication de l’enseignant, mais pas du même enseignant.
Une démarche sert d’abord à celui qui la raconte, la décrit, l’analyse. Le destinataire de la démarche sert d’abord le destinateur. Une démarche, l’intérêt c’est d’abord de l’écrire, de s’obliger à expliciter motivations, intentions, objectifs, dispositifs… et de s’obliger à en analyser le déroulé et le résultat, de s’imposer une analyse réflexive de sa pratique et d’ainsi se former et progresser. (Se)raconter, (se)décrire, (s’)analyser, c’est se coformer. Une bonne pratique, c’est se conformer…
Une démarche sert aussi à celui qui la lit, moins pour les réponses qu’elle lui apporte que pour les questions qu’elle lui pose. Une démarche invite l’enseignant qui la lit à devenir ou à rester l’auteur réflexif des siennes. On ne peut espérer inviter l’élève à être auteur de ses apprentissages si on n’invite pas aussi l’enseignant à être auteur de son enseignement.
Une bonne pratique invite l’enseignant à se soumettre à l’œuvre d’un autre avec le risque isomorphique que les élèves se soumettent à leur tour. Une bonne pratique invite chacun, dans la chaine de la production des savoirs, à se soumettre à celui qui le dépasse. Une démarche est d’autant meilleure qu’elle pousse plus l’enseignant qui la lit à s’interroger sur sa propre pratique, à mieux et plus penser ses choix didactiques, à augmenter son pouvoir d’action et à viser de même pour ses élèves.
« L’expérience n’est pas transmissible “; seul le dogmatisme l’est[4] Aragon cité par O. Reboul dans La philosophie de l’éducation.. » Finalement, une démarche nous rappelle qu’une bonne pratique n’existe pas, dans le sens où aucune pratique n’est réellement transférable, dans le sens où c’est à chaque enseignant d’articuler, dans sa situation, théories et pratiques, général et particulier, contraintes et désir, implicite et explicite, programmation et improvisation, transmission et émancipation…
Expérimenter, raconter, décrire, analyser, partager ses démarches, en débattre, c’est ensemble se professionnaliser, se donner du pouvoir sur son métier et augmenter son autonomie et son autorité pédagogiques. C’est le sens même d’un mouvement pédagogique comme le nôtre. Mais c’est fatigant et on ne peut pas le faire tout le temps. Il est bon parfois de se reposer, ouf, sur une bonne pratique, et il y en a aussi, heureusement, quelques-unes dans ce dossier… !
Notes de bas de page
↑1 | Un idéal-type (M. Weber) est un type abstrait, une catégorie, qui aide à comprendre certains phénomènes, sans prétendre que les caractéristiques de ce type se retrouvent toujours et parfaitement dans les phénomènes observés (merci Wiki). |
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↑2 | E. Morin, la plupart des sous-titres de cet article reprennent des principes issus de sa méthode. Voir entre autres Science avec conscience ou Introduction à la pensée complexe. Pour un accès facile et rapide à ces principes, voir https://bit.ly/3AfCTas |
↑3 | . Reboul, « La pédagogie et ses antinomies », dans La philosophie de l’éducation, 2016. |
↑4 | Aragon cité par O. Reboul dans La philosophie de l’éducation. |