Déplacer des nombres sur des pistes (3)

Nous retrouvons cette classe de 1re primaire et sa titulaire déjà rencontrées autour du métier d’élèves[1]Épisode 1 dans le TRACeS 208. et de l’entrée dans la lecture[2]Épisode 2 dans le TRACeS 209.. Nous continuons à y tenir notre fil rouge : faire attention à ce qui peut, en classe, créer ou renforcer les inégalités face aux apprentissages. Cette fois-ci, il s’agit des mathématiques et de clignotants pointés par l’enseignante quant aux perceptions des quantités.

Au tableau, sont tracées des « pistes », c’est-à-dire des suites de cases rangées en lignes.

Dans certaines cases, se trouve un nombre. À côté des pistes, une ou des faces de dés. Que vont faire les enfants ?

Chercher à quelle case-nombre on arrive, à partir du chiffre inscrit, si on a joué, par exemple la face à 5 points du dé (Fig. 1) et écrire ce nombre en chiffre dans la case d’arrivée. Ou chercher quelles faces de dés devraient tomber pour justifier les chiffres inscrits (Fig. 2). Les nuances de gris correspondent aux différents lancés.

Avant de résoudre ces exercices sur feuille, les enfants ont joué avec de vrais dés, sur“L’enseignante réfléchit avec Jinane et la classe.” des pistes réelles. Les élèves cherchent d’abord tout seuls. L’enseignante circule pour voir les réponses et ce qu’elle va exploiter avec tous, au tableau.

On compte avec la langue

À la première piste, un enfant a écrit 7. L’enseignante questionne pour comprendre son raisonnement. Une fois qu’il a ajouté le 5 du dé, il a compté les cases depuis le début de la piste et en a trouvé 7. Son erreur peut donner une indication quant à la nécessité de percevoir le cardinal (nombre de cases) et l’ordinal (la place dans la série).

Un autre enfant a écrit 21 parce qu’il comprend la case 17 dans son comptage. Après observations et questionnements sur les erreurs (on voit très bien que dans cette classe, les enfants sont habitués à pouvoir en faire et à les questionner), toute la classe compte de combien de cases on doit avancer et quel sera le nombre auquel l’ordre de comptage fait arriver : 22. « On avance de combien, on ajoute combien, c’est une case et encore une et encore une… » Le langage n’est pas anodin pour faire percevoir la quantité et aussi déjà aller, sans le dire, vers une opération, ici d’addition.

La construction de la quantité liée au langage est un des clignotants qui fait signe chez cette enseignante.

Elle m’a expliqué ce qui peut faire malentendu. En français, quand on dit 7 livres, on n’entend pas qu’il y en a plusieurs, à la différence d’autres langues (7 books, 7 boeken) où se fait entendre un pluriel. On dit 1 ou un avec un même mot alors qu’en anglais c’est « a book ou one book ». Dire « Range 7 livres.» ou « Range les 7 livres. » fera une différence. Si, face à 5 pions, on compte « 1,2,3,4,5 » en montrant chacun des pions individuellement et qu’on dit à un enfant « Prends-en 4. », il arrive qu’il prenne seulement celui qu’on a appelé 4. Le sens de ce « en » lui échappe : il prend le pion qu’on a montré en disant 4.

S’interroger sur le pourquoi des erreurs et entre autres leurs liens avec langues et langage est donc très important parce que c’est aussi là que se fabriquent, en classe, les inégalités. L’enseignant peut dire : « Ils ne comprennent pas parce qu’ils ne maitrisent pas la langue. » Mais l’enseignant peut aussi faire en sorte que par le type de travail proposé, le type de questions posées, le type d’attention accordée, il y ait construction possible, pour tous, des apprentissages, dans la classe et non en comptant sur les parents pour palier à ces importantes nuances de langue qui peuvent faire bien ou mal comprendre, par exemple un calcul.

Et je constate, pour les exercices suivants, tout le soin que met l’enseignante à faire « parler » ce que les enfants font pour compter les cases, faire avancer de combien, ajouter… Tout le soin qu’elle met à faire expliquer leur procédure, plus qu’à donner immédiatement le bon nombre pour la bonne case. Et certains enfants de dire alors un « Ah oui ! », ou « Tilit, j’ai compris ! » « Ce qui, chez les petits, est encore une réaction très vraie du métier d’élève. » dit l’enseignante… Chez les plus grands, certains « Ah, oui ! » peuvent être dits pour avoir vite la paix !

Se rendre malins ensemble

On arrive à la figure 3. Il s’agit de se demander combien de fois lancer un dé, qui tombera avec quel nombre de points. « Maximum 6. » dit Erwan appuyé par d’autres. Ils savent de combien sont les points d’un dé. Jinane a lancé 9 fois le dé et elle donne des quantités variées aux faces. L’enseignante réfléchit avec elle et la classe. Jinane a compté (et mal) le nombre de cases entre 8 et 18, mais quand elle additionne le nombre de points qu’elle a inscrits sur les 9 faces des dés, elle se rend compte qu’elle a beaucoup trop et dépasse de loin le 18.

Les enfants sont très actifs lorsqu’ils cherchent les nombres possibles à inscrire sur les faces de dés. Ils voient la variété des réponses. À un certain moment, Naïm dit qu’il faut toujours 10. Et les enfants vérifient en utilisant leurs doigts pour faire toutes les combinaisons possibles pour avoir 10. _ Comptant à chaque fois les cases, ils voient que ça fonctionne.

Dans les envolées, un enfant dit qu’il sait compter jusqu’à mille et l’enseignante de dire, en souriant, que ce n’est pas le fait de connaitre des nombres très élevés qui rend malin, mais ce qui vient de se faire : trouver cet espace de 10 cases et toutes les combinaisons possibles pour les remplir à coups de dés variés.

Le travail de l’école

Après le cours, l’enseignante partage ses réflexions quant à la fabrication des inégalités scolaires en classe. Elle réalise que si elle ne se pose pas suffisamment de questions quant au pourquoi, certains enfants ne comprennent pas, n’apprennent pas. Si elle se dit que c’est dû à des manques dans la famille, elle ne fait pas son travail. Et pour pouvoir poser et se poser de bonnes questions, il faut qu’elle connaisse suffisamment la didactique des différentes disciplines. Elle trouve que ni la Haute école ni l’université n’outillent suffisamment les instits dans ce sens. Pour faire un pont, les étudiants ingénieurs apprennent la chimie et la physique, mais ils apprennent aussi l’ingénierie nécessaire à la fabrication du pont, en restant dans un haut niveau d’apprentissage quant au « comment faire » (par ex. avec la résistance des matériaux). Or pour comprendre ce qui peut se passer quand des enfants apprennent les maths ou autres choses, c’est comme si l’ingénierie n’était pas apprise, ou trop petitement, dans des comment faire qui relève plus de trucs. Elle, c’est par beaucoup de lectures[3]R. BRISSIAUD, Comment les enfants apprennent à calculer et Premiers pas vers les math. Les chemins de la réussite à l’école maternelle, Éditions Retz ainsi que les livres du collectif ERMEL, … Continue reading qu’elle a appris ce qu’elle sait aujourd’hui des approches langagières, mathématiques, scientifiques des enfants et des chemins nécessaires aux apprentissages réels de tous.

Notes de bas de page

Notes de bas de page
1 Épisode 1 dans le TRACeS 208.
2 Épisode 2 dans le TRACeS 209.
3 R. BRISSIAUD, Comment les enfants apprennent à calculer et Premiers pas vers les math. Les chemins de la réussite à l’école maternelle, Éditions Retz ainsi que les livres du collectif ERMEL, Apprentissages numériques et résolution de problèmes, Éditions Hatier.