Nous sommes vendredi, au cœur de l’hiver et d’une de ces périodes scolaires trop longues où tout le monde est fatigué, à bout, irritable. Beaucoup de profs sont absents, peu ont pu être remplacés, ce qui crée une tension générale qui met tout le monde à fleur de peau.
Vers 11 heures, après la récré, l’éducateur arrive à mon bureau avec Jason, un élève de deuxième différenciée avec qui il vient d’avoir une prise de bec, où le ton est monté au point que Jason a éclaté en insultes agressives et inacceptables vis-à-vis de l’éducateur, rouge de colère.
Je reçois l’élève, me fâche, explique qu’il y aura sanction, une retenue sans doute parce que l’insulte, c’est grave, qu’on va téléphoner à ses parents, et j’essaie aussi de comprendre ce qui s’est passé. Mais je suis face à un mur, et lorsque Jason ressort de mon bureau presque sans dire au revoir, si j’ai joué mon rôle symbolique de directrice, je sens bien que rien n’est résolu.
Une demi-heure plus tard, je retrouve Jason devant ma porte. Je l’aborde assez durement. Qu’est-ce qu’il fout encore là ? Il demande à me parler, et une fois assis dans mon bureau, porte refermée, il fond immédiatement en larmes, en très grosses larmes, comme un petit enfant. Il veut s’excuser pour son comportement de tout à l’heure, il ne se reconnait pas, n’a pas été éduqué comme ça, n’est pas quelqu’un qui insulte les gens… Je vois bien qu’il est sincère, et lui demande : mais que s’est-il passé, alors ? Il me dit qu’il ne comprend pas, mais qu’il s’ennuie. Ce je m’ennuie sort presque comme un cri, il est visiblement chargé de beaucoup de choses. Il m’explique que, vu les profs absents, il n’a qu’une seule heure de cours aujourd’hui, que le reste du temps sa classe est en salle d’étude, sans rien à faire, rien pour s’occuper, et il est quelqu’un qui a besoin de s’activer. La colère a fait place au désarroi, presque à une forme de détresse. Ensuite, il me raconte plein d’autres choses : il a fait ses primaires dans l’enseignement spécialisé où l’entraide entre élèves prévalait tandis qu’il vit maintenant un climat de compétition voire de malveillance ; sa maman vient d’avoir un bébé, ce qui la rend peu disponible ; il aime apprendre et a déjà eu l’occasion de faire de l’électricité, du jardinage, et plus tard, il voudrait devenir maçon… Petit à petit se dessine devant moi le portrait d’un chouette petit gars, qui n’a pas une vie ni une scolarité facile, mais fait preuve d’une impressionnante maturité et de beaucoup de finesse dans sa manière d’analyser la vie à l’école.
Je conclus en lui proposant, lorsqu’il n’a pas cours, de donner de temps en temps un coup de main à l’économe, et par ailleurs, je m’engage à appeler sa maman pour expliquer que l’incident s’est positivement terminé.
Dans ce récit, où entrent en jeu les compétences relationnelles ? Le début de l’histoire donne le sentiment d’un élève qui serait en défaut de ce côté puisqu’il a manqué de respect à l’éducateur et ne s’est pas montré coopératif à la suite de l’incident. La suite de l’histoire fait cependant apparaitre toute autre chose : un jeune qui fait une démarche de réparation spontanée, et qui au travers de ses propos montre qu’au contraire, il fait preuve de pas mal de finesse relationnelle pour son âge. Entre les deux, la question de l’ennui qui a mis le feu aux poudres. Or, cet ennui relève d’un facteur structurel : la pénurie d’enseignants, l’impossibilité de remplacer les absents et d’organiser l’école de manière à occuper valablement les ados laissés à eux-mêmes.
Entre Jason et moi, l’incident a sans doute permis de vivre et de révéler quelque chose, mais au quotidien, dans une école qui n’a pas les moyens d’assurer la prise en charge des élèves laissés à eux-mêmes, combien de petits Jason dont on déplorera le comportement et le manque de compétences relationnelles ? Combien d’incidents dits disciplinaires pourront être mis sur le compte de lacunes dans la maitrise des compétences relationnelles alors que, c’est le système qui les crée et les alimente ?