Des bouches à l’écrit

Formatrice dans une Haute École au régendat sciences humaines, je pratique avec les 2e bacs dans le cadre d’un séminaire, la technique du
« récit de vie ». Sociologie clinique au service d’une analyse réflexive sur l’identité enseignante, un temps où on s’autorise à penser…

La démarche demandée aux étudiants dans le cadre de cette activité suscite une grande implication, une forme d’exposition et donc impose l’instauration de certaines règles pour que le degré de confiance entre les membres
du groupe soit suffisant. Dès la première heure, un contrat est négocié avec les étudiants et une alternative existe pour ceux qui ne souhaitent pas s’inscrire dans la démarche mais rares sont ceux qui prennent l’option de lire un livre de sociologie clinique, « Les sources de la honte » de Vincent de Gauléjac[1]Pour plus d’informations, lire des ouvrages de V. de Gauléjac. et de le présenter à leurs condisciples. C’est une autre manière d’aborder cette discipline particulière par procuration, à travers la vie des autres. Découvrir ces histoires, ces trajectoires renvoient inévitablement à sa propre histoire, à ses propres choix.

Ainsi d’emblée, les étudiants savent que ce séminaire va entamer un travail sur le vécu de l’histoire personnelle et familiale, qu’il va mobiliser un « sujet réflexif », celui qui pense, un « sujet émotionnel », celui qui éprouve, et un « sujet psychique », confronté à des pulsions et des désirs conscients et inconscients. D’où l’importance de ces règles de fonctionnement : la confidentialité, le non-jugement, l’écoute respectueuse, la libre gestion de son implication, le questionnement solidaire. C’est ensemble que le groupe prévoit les me- sures à prendre si ces règles devaient être enfreintes.

L’ÉCRITURE COMME MOYEN
Contrairement à ce que l’on pourrait croire, l’écriture n’est pas un but poursuivi en tant que tel, elle est un moyen pour explorer en quoi nos histoires personnelle, familiale et sociale se combinent et influencent nos choix de formation, nos trajectoires profession- nelles et notre rapport au travail, au savoir, au monde… Reprendre son histoire pour mieux la comprendre et en devenir sujet. Nous sommes à la fois produit par notre histoire et nous produisons notre histoire. Jean- Paul Sartre disait dans son livre, « L’existentialisme est un humanisme » : « On peut toujours faire quelque chose de ce qu’on a fait de nous. » Occasion offerte de prendre du pouvoir sur son existence et entrer dans une démarche émancipatrice.

L’écriture permet un recul « fécondateur »

Écouter le récit de ses camarades de classe, c’est apprendre que la vie de chacun n’est pas forcément « un long fleuve tranquille [2]»Référence au film « La vie est un long fleuve tranquille » d’É. Chatiliez., que nous n’avons pas tous reçu les mêmes cartes à la naissance, mais qu’il nous appar- tient de les jouer.

PRENDRE DISTANCE
Un dicton dit que les écrits restent et que les paroles s’envolent. Vincent de Gauléjac dit que « l’écriture est durable alors que la parole est fugitive. Elle introduit une distanciation entre l’auteur et le récit, entre l’intime (le soi) et le public (le lecteur) ». Voilà pourquoi l’écriture est nécessaire, elle permet cette distance indispensable, ce recul « fécondateur ». Les étudiants avec qui je travaille ont pour la plupart un rapport à l’écriture assez distant. Ils se sentent plus à l’aise dans l’oralité. Dès lors pour parvenir à ce récit de vie quatre étapes préparent la rédaction.

PLONGER DANS SES RACINES
Dans un premier temps les étudiants sont invités à réaliser leur arbre généalogique sur trois générations, les positions sociales de chacun des membres de la famille doivent être notées via les diplômes obtenus et la profession exercée. Chacun présente son arbre au groupe. La narration est déjà pour chacun une découverte, ils n’imaginent pas pour la plupart avoir tant à raconter, ils ont un réel plaisir à partager. La réalisation concrète de l’arbre généalogique conduit cer- tains à des découvertes inattendues, « Je ne savais pas que dans ma famille, il y avait autant d’enseignants. » ; « …de personnes qui travaillent dans le social. » ou « Moi, je me démarque, j’ai pris une tout autre direction !» ; « Ce sont deux branches familiales très différentes, moi je tiens plutôt de celle de mon père. » ; « Je suis la seule à faire des études supérieures dans ma famille. » Il arrive que des histoires douloureuses émeuvent l’ensemble du groupe, des prises de conscience s’opèrent sur la chance que l’on a par rapport à d’autres ou pas. Des fiertés s’éveillent.

Dans une deuxième étape, les étudiants réalisent une ligne du temps de leur scolarité. Ils doivent y ajouter un professeur qu’ils ont particulièrement apprécié, un qu’ils ont détesté, un souvenir positif de leur scolarité et un souvenir négatif. Certains parfois se disent gênés, à l’avance, de présenter leur parcours, « Vous allez voir, moi c’est bien plus chaotique. » Le groupe perçoit ainsi toute la honte que des camarades ont pu vivre dans leur scolarité, cette confrontation à l’échec, au redoublement, aux réorientations et au mépris ressenti de la part de certains professeurs. D’autres ont rencontré dans leur scolarité, des enseignants qui ont donné confiance, des professeurs qui les ont marqués tant par leurs qualités humaines que par leurs compétences et à qui dès lors ils voudraient ressembler. C’est l’occasion de travailler avec les étudiants plus spécifiquement l’identité professionnelle, de s’interroger sur l’enseignant qu’ils désirent devenir, sur la posture qu’ils vont privilégier ; quelle importance accorderont-ils aux différences qui marquent les élèves dès leur naissance. Se questionner sur les raisons qui attirent dans le métier : la discipline, l’animation, la transmission, l’émancipation… ?

Occasion de prendre du recul et de réfléchir sur le sys- tème de formation initiale dans lequel ils sont, en quoi la pédagogie institutionnelle propose une voie alternative aux pédagogies classiques, en quoi son éthique et ses dispositifs pédagogiques sont-ils différents ? Pour quels effets ? Percevoir ô combien les choix pédagogiques sont politiques. Chez certains étudiants, des ruptures évidentes ont été entreprises depuis l’entrée à la Haute École, dans l’option, un vrai regard réflexif sur sa trajectoire et sur les perspectives ouvertes. Grâce à la sociologie clinique et à son orientation compréhensive qui consiste à produire des effets de sens, les étudiants arrivent à mettre des mots sur ce vécu. La démarche du récit de vie est « une démarche fondée sur l’authenticité (vérité pour soi, ce qui fait sens pour soi) plutôt que la véracité (conformité au réel objectif) à partir d’un va-et- vient entre recherche et implication, narration et investigation, expression et compréhension. »

La narration à partir de l’arbre généalogique et de la ligne du temps de sa vie scolaire facilitent l’émergence d’une écriture autobiographique.

JE SUIS JUSTE TROP BIEN
La troisième étape consiste en la rédaction d’une autolouange, exercice difficile pour certains, jeu et amusement pour d’autres. Pas toujours évident de se faire des compliments à soi, de transformer ses échecs ou ses difficultés en épreuves que nous avons surmontées tels des chevaliers. Pour aider l’écriture quelques conseils sont donnés : exagérer le propos, écrire en utilisant des images, des sonorités, donner à gouter, bref, jouer avec les sens. Les contenus peuvent être multiples, quelques exemples sont donnés : écrire sur son prénom, sur un lieu, sur des rêves, des difficultés, sur des réalisations, des passions, sur des qualités, des défauts, sur des épreuves vécues… Ils peuvent également travailler sur la forme : rédiger un faux profil Facebook, un faux CV… La seule contrainte est d’écrire en « je ».

Dans la dernière phase, je leur propose des extraits de textes de Vincent de Gauléjac, d’Annie Ernaux, de Didier Eribon, de Daniel Cohn Bendit, d’Édouard Louis, des récits auto-biographiques ou plus précisément des socioanalyses, certains sous forme de romans, d’autres sous forme d’essais. Nous explorons l’enchevêtrement des histoires personnelle, familiale et sociale de chacun de ces auteurs. Observer le « marquage » identitaire et l’autonomisation ; certains relatent des parcours de « transfuge » de classe avec toute la douleur de la séparation, de l’exil et de la honte de son milieu social d’ori- gine, des réconciliations… Moment propice pour aborder « la triple autorisation » de Rochex.

RÉCIT EN JE
Dans le contrat, il est clairement signalé que la production finale consistera à rédiger un récit de maximum dix pages, il n’est pas question ici de révéler de l’intime, mais bien de reprendre son histoire familiale et scolaire pour donner sens à sa motivation de devenir enseignant. Dans notre processus de formation, toutes les activités et projets menés, en dehors des stages, sont formatifs, il n’y a donc pas d’enjeu rémunératif pour les étudiants. On pourrait donc s’attendre à des récits bâclés ou non rendus et pourtant chaque année, le « piège à désir »[3]Expression utili- sée en pédagogie institutionnelle pour désigner tout ce qui dans les dispositifs
mis en place peut éveiller du désir d’apprendre
. fonctionne, les récits sont rendus dans les délais et sont particulièrement soignés au niveau de l’écriture.


Note : Une triple autorisation est nécessaire pour qu’un enfant
(un jeune) entre dans la démarche d’apprentissage : s’autoriser à apprendre hors de sa maison, sans ses parents ; sen- tir que ses parents l’autorisent à le faire et autoriser ses parents à rester ce qu’ils sont même si par ma scolarité je vais les dépasser socialement, cultu- rellement…

Notes de bas de page

Notes de bas de page
1 Pour plus d’informations, lire des ouvrages de V. de Gauléjac.
2 »Référence au film « La vie est un long fleuve tranquille » d’É. Chatiliez.
3 Expression utili- sée en pédagogie institutionnelle pour désigner tout ce qui dans les dispositifs
mis en place peut éveiller du désir d’apprendre