Les neurosciences nous parlent des cerveaux, de la manière dont ils apprennent, éprouvent, ressentent, etc. De tous les cerveaux. Indépendamment de l’histoire subjective et sociale de chacun. À quel prix ? Wilfried Lignier, sociologue et spécialiste de l’enfance.
Toutes les perspectives scientifiques sont en soi légitimes, il n’y a pas un objet d’étude qui réclamerait soit un regard naturaliste, soit un regard social. Du point de vue de la sociologie, ma discipline, les comportements des enfants sont différenciés socialement, et s’expliquent relationnellement, et non, à partir d’une idée fixe de ce que serait le cerveau de l’Enfant, avec une majuscule. Cela amène à formuler plusieurs réserves aux recherches actuelles menées en neurosciences.
La première réserve porte sur l’hypothèse de base sur laquelle les neurosciences reposent lorsqu’il s’agit d’apprentissage : derrière la multiplicité apparente des élèves, nous aurions toujours affaire à un enfant universel.
Ce type de conception informe très clairement des bestsellers éducatifs comme celui de Céline Alvarez, qui parle de lois naturelles de l’enfant… L’hypothèse est bien qu’il existerait une manière générique d’enseigner parce qu’il y aurait un enfant universel. Est-ce qu’on accepte cette hypothèse-là ? Est-ce qu’elle est adéquate par rapport aux pratiques éducatives concrètes ?
Les enseignants savent qu’il n’y a pas une recette unique pour tous les enfants. Ils savent qu’il y a des élèves qui peinent à se concentrer pendant vingt minutes d’affilée, tandis que pour d’autres, ça ne pose pas de problème, c’est même une sorte de jeu agréable. Toute la spécificité, mais aussi la difficulté du métier d’enseignant est justement de trouver un moyen de gérer ces différences, largement construites en dehors de l’École. Dans ce cadre, cela devrait paraitre un peu étrange, cette idée d’une recette qu’on pourrait appliquer à tous les enfants… Mais les vraies sciences, en règle générale, et les neurosciences, en particulier ont apparemment une telle force d’intimidation que les enseignants semblent oublier l’expérience concrète et quotidienne qu’ils ont des enfants…
En réalité, quand vous proposez une approche naturaliste des comportements, vous êtes devant une alternative. Soit vous posez que les différences entre individus ne sont pas très intéressantes parce qu’au fond, on est tous pareils. C’est ce que font la plupart des auteurs, c’est universaliste, c’est rassurant, mais vous avez le problème dont je viens de parler, vous ne savez pas trop quoi faire de la diversité manifeste des sujets humains. L’autre postulat, c’est envisager que ces différences existent parce que tout le monde n’est pas sur le même pied, en termes de forme du cerveau. Et là, le racisme, le sexisme, la naturalisation des inégalités sociales ne sont pas loi, ce qui fait d’ailleurs, heureusement, que peu de neuroscientifiques sérieux vont dans ce sens. Cela reviendrait pour eux à suggérer, par exemple, que les enfants des milieux populaires n’ont pas le même cerveau que les enfants des classes supérieures.
Donc, on revient facilement à la question : les recettes universelles qu’offrent les neurosciences, ou certains de leurs ardents promoteurs, ont-elles un intérêt réel pour l’enseignant confronté à un public différencié ? Du point de vue des sciences sociales, il n’est pas sûr qu’il existe une pédagogie universelle, parce que l’enfant universel n’existe pas. Pour nous, il s’agit moins de comprendre ce que nous ferions tous de la même façon, que de mettre au jour les forces, les logiques qui produisent au contraire des façons de penser et de faire distinctives les unes des autres. Je prêche évidemment pour ma propre chapelle, mais il me semble que c’est utile, pour le coup, au travail pédagogique ordinaire.
Je ne crois pas. Il est intéressant d’entrer dans le détail des protocoles neuroscientifiques, cela dit, plutôt que d’en rester aux grands principes épistémologiques dont je viens de parler. Sur ce plan, une autre réserve qu’on peut adresser aux neurosciences est que, si celles-ci tiennent si peu compte des différences et des inégalités en classe, c’est aussi parce que le public sur lequel elles font leurs expériences est très souvent homogène socialement parlant. Certains neuroscientifiques commencent d’ailleurs à s’en inquiéter : ils disent qu’il faut sortir des sujets d’expérience weird — ce qui veut dire étranges, en anglais —, mais c’est l’acronyme de western, educated, and from industrialized, rich, dmocratic countries (occidentaux, diplômés, et venant de pays riches, industrialisés et démocratiques)… Les cerveaux observés sont massivement ceux d’enfants issus des classes moyennes ou supérieures, souvent recrutés d’ailleurs directement sur les campus universitaires, aux États-Unis. C’est sur cette base sociale, très étroite, qu’est défini ce fameux cerveau normal.
À la rigueur, on s’efforce d’équilibrer suivant le sexe, ou l’origine sociale, mais sans dire pourquoi, et presque toujours sans en faire quelque chose. On préfère les moyennes… Cette absence de questionnement paraît sans doute d’autant plus légitime lorsqu’il s’agit d’expériences avec de très jeunes enfants : plus l’enfant serait en bas âge, moins il aurait été soumis à l’influence du social. Mais il est faux de penser que la socialité n’arrive qu’au bout d’un moment. D’emblée, un bébé se construit socialement. Il nait à un endroit bien déterminé de l’espace social, avec des ressources particulières, il se construit avec les paroles spécifiques de ses parents qui parlent une langue donnée, d’une certaine façon, dans le cadre d’un projet éducatif qui est le leur, en fonction d’interactions spécifiques avec des frères et des sœurs, etc.
Le succès du travail proposé par l’école est fortement lié à la proximité entre ce que vit l’enfant à l’école, et ce qu’il aura vécu préalablement et continuera à vivre en dehors de celle-ci. C’est une leçon des travaux de Bourdieu, mais elle est toujours valable.
On pourrait, en fait, s’appuyer sur certains des résultats des sciences cognitives pour montrer à quel point la logique que j’évoque ici est à l’œuvre. Il y a des travaux expérimentaux qui mettent en évidence la façon qu’ont les jeunes enfants de devenir très rapidement sensibles à leur langue maternelle, dès les premiers mois de l’existence. Eh bien, il faut se souvenir, ici, que l’école utilise une langue de scolarisation particulière, et même une certaine façon de pratiquer cette langue. Les enfants y auront été sensibilisés en famille… ou non. Ce n’est pas en allant voir dans le cerveau que l’on comprend cela.
Je ne dirais pas cela. Encore une fois, ce qui me surprend surtout, c’est que les professionnels de l’enfance n’interpellent pas davantage les neurosciences sur ces questions d’hétérogénéité, alors qu’ils en sont pourtant les premiers témoins, dans le quotidien de leur métier.
Au passage, il faut dire que, même si beaucoup de gens pensent que toutes les affirmations des neurosciences sont fondées sur l’observation du cerveau, via des scanners ou des électroencéphalogrammes, c’est loin d’être toujours le cas. En réalité, sous le terme de neurosciences ou de sciences cognitives, il y a pour une part importante un relookage d’une psychologie expérimentale beaucoup plus traditionnelle où on fait inter-agir des enfants avec des images, des formes colorées, etc., dans un style au fond très proche de certains exercices scolaires. Si les gens avaient conscience de cela, ils seraient peut-être beaucoup moins impressionnés.
Et, une fois de plus, face à ce genre d’exercices, la socialisation spécifique marque le comportement des enfants. Certains, comme à l’école, comme à la maison, vont se dire : il y a un problème à résoudre, la solution est cachée, j’adore faire cela, je vais la découvrir. Tandis que d’autres enfants rentreront nettement moins bien dans ce jeu social, qui place face à un adulte qui met en difficulté, alors qu’il a déjà la bonne réponse, qu’il refuse simplement de la donner, ce qui, quand on pense à des situations de la vie ordinaire, peut effectivement sembler un peu bizarre !
Je crois, pour ma part, qu’on devrait s’autoriser beaucoup plus souvent à interroger la construction de ces expériences qui considèrent comme évidente pour tous les enfants la manipulation de certains outils socialement marqués : le recours à l’écrit, l’utilisation de tableaux à double entrée, etc.
Oui. Et je pense que ce n’est pas le seul. Il s’avère par exemple que les neurosciences ont tendance à se faire une idée de l’enfance assez irénique, enchantée. Les enfants sont formidable, certes ! Mais du coup, ce qui n’est pas du tout pensé, ce sont les logiques conflictuelles de l’enfance, le fait que les enfants peuvent avoir des comportements antisociaux, qu’ils peuvent chercher à se distinguer les uns des autres, etc.
Le problème est aussi qu’il n’est pas facile de saisir des conflits, des logiques de distinction, quand on a affaire à un enfant isolé. Les neurosciences, en général, sortent les enfants de leur milieu de vie habituel, et les isolent presque complètement. Cela même alors que la caractéristique d’un enfant, particulièrement lorsqu’il est jeune, c’est justement de n’être quasiment jamais seul.
Face à cela, il me paraît intéressant d’explorer ou de réexplorer d’autres voies. Par exemple, de s’appuyer sur des méthodes de types ethnographiques, saisissant les enfants dans leur cadre de vie ordinaire, leur maison, leur école. Ça n’empêche pas de développer une approche systématique, scientifique — même si tout est forcément plus compliqué lorsqu’on sort de ce lieu faussement neutre, et en fait un peu irréel, qu’est le laboratoire. On contrôle moins de choses, et il faut d’abord être capable de mettre à plat les conditions d’observation qui se sont imposées à nous. C’est cette démarche que j’emploie dans mes propres travaux. Elle me semble tout à fait à même de soutenir la pratique pédagogique, quitte à troquer le confort des évidences simples, univoques, pour une réflexion plus ouverte, mais plus réaliste.