La révolution pédagogique doit, à la fois, mettre en place, dès l’école primaire, une éducation au numérique pour tous et adapter la pédagogie à cette nouvelle culture. Ce qui ne nécessite pas forcément d’introduire des ordinateurs[1]
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our préparer les enfants au monde de demain, le premier axe à privilégier est l’information. Elle doit comporter quatre aspects complémentaires :
– Il est essentiel que les enfants, dès l’école primaire, soient invités à comprendre le fonctionnement du numérique, et aussi leur propre fonctionnement face aux écrans. S’agissant de l’enseignement du numérique, Pierre Léna en a tracé les grands axes : enseignement de l’histoire des machines (à commencer par la machine à calculer de Pascal), des algorithmes, du langage de programmation (à commencer par « Scratch », disponible gratuitement sur Internet), et des lois de l’information.
– Parallèlement, les enfants gagneront à être sensibilisés à l’influence des écrans sur eux. C’est l’objectif du livret pédagogique « Le Cerveau, les écrans et l’enfant » que La Main à la pâte a conçu pour les élèves du primaire, et qui a été lancé en janvier 2013.
– Cette éducation portera aussi sur les devoirs et les droits sur Internet, notamment le droit à l’intimité, le droit à l’image, et les trois règles de base qui régissent Internet : tout ce qu’on y met peut tomber dans le domaine public, tout ce qu’on y met y restera éternellement, et tout ce qu’on y trouve est sujet à caution et ne doit pas être cru avant d’avoir été confronté à d’autres sources.
– Enfin, il faut expliquer aux élèves, dès sept ans, les modèles économiques et markétings d’Internet : jeux vidéos, Facebook, Google, Skype, YouTube… Car il y aurait un grand risque à leur laisser croire que les services — bien réels — qu’ils nous rendent sont sans contrepartie, autant dire « gratuits ». Trop d’adolescents ignorent les répercussions possibles de la mise en ligne de photographies, lors de la recherche ultérieure d’un travail. Une éducation aux médias doit montrer que le risque dans l’utilisation de l’Internet ne vient pas seulement, tant s’en faut, de ce que la personne révèle d’elle-même. En effet, les médias numériques collectent et exploitent également les traces que nous laissons à notre insu ou qui sont mises à disposition par des tiers. Une éducation doit les sensibiliser au fait qu’Internet est aussi un gigantesque marché dans lequel les jeunes représentent, en tant qu’utilisateurs, une source de revenus dont on cherche à tirer parti par des moyens parfois douteux.
La nouvelle culture des écrans introduit six changements majeurs dans le fonctionnement des nouvelles générations : les enfants y apprennent de plus en plus tôt à jouer avec plusieurs identités, ils s’engagent en parallèle dans la résolution collective des tâches et la valorisation de leurs expériences les plus personnelles, ils créent leurs propres images, ils valorisent les apprentissages intuitifs parallèlement à l’intelligence hypothéticodéductive, ils établissent une relation de plus en plus intime avec les machines et ils développent le gout pour le changement de tâches. Chacune de ces particularités peut être relayée par l’institution scolaire.
Jouer avec des identités multiples
Les enfants s’habituent de plus en plus tôt à utiliser des pseudonymes et des identités d’emprunt sur Internet et dans les jeux vidéos. Du coup, ils perçoivent le jeu théâtral comme un prolongement dans la vie du jeu de masques qui préside à leur culture de la toile. C’est donc tout naturellement qu’ils acceptent d’endosser des identités pour défendre des positionnements. Il est essentiel d’encourager dès la maternelle les joutes verbales et les confrontations dans lesquelles deux élèves – ou deux groupes – argumentent deux points de vue opposés.
S’affirmer et collaborer
La culture est porteuse du désir d’affirmation de soi autant que de partage. Les nouvelles méthodes d’animation pédagogique doivent en tenir compte en valorisant partout le débat et la controverse. En même temps, alors que la culture du livre se caractérise par l’association d’un livre, d’un crayon et d’un cahier par élève, la culture numérique est celle du travail en réseau. Il faut donc encourager l’alternance des exercices réalisés seuls et de ceux qui sont réalisés en groupe. C’est pourquoi il serait absurde de vouloir introduire un écran par enfant. Les écrans doivent être d’abord un espace de coréflexion et de coconstruction dans un effort de s’écouter et de se comprendre, sous peine de se transformer très vite en outil de retrait du monde. En primaire et en début de collège, la règle doit être d’un écran pour trois ou quatre enfants. C’est dans le travail mené par plusieurs, face à un seul écran que les enfants intériorisent les règles du travail en réseau qu’ils mettront ensuite en pratique quand ils seront seuls face à un écran.
Créer ses propres images
Les structures éducatives doivent, en lien avec les collectivités publiques, valoriser les productions d’images des jeunes et faciliter les échanges autour d’elles. Les jeunes peuvent notamment participer à la construction du site Internet de leur établissement. Pourquoi le Ministère de l’Éducation ne lancerait-il pas le slogan : « Une école, un site web, des jeunes pour l’alimenter » ?
Valoriser le tutorat
Dans la mesure où la culture numérique privilégie la réussite sur la compréhension, il est très productif d’encourager ceux qui réussissent à expliquer aux autres comment ils s’y sont pris. Ce moment oblige celui qui a réussi à prendre du recul par rapport au chemin intuitif qu’il a suivi, et à construire une chronologie explicite là où il a souvent enchainé des actions sans plan préconçu, ni même explicite.
Avoir une relation intime avec les machines
Plutôt que d’acheter du matériel qui sera rapidement démodé, mieux vaut utiliser les outils technologiques possédés par les jeunes, tels que iPod, téléphone mobile, consoles… L’utilisation du matériel possédé par les enfants pose évidemment la question des inégalités, notamment sociales, dans leur possession. Mais cette difficulté n’existe que si on reste dans un schéma : « un enfant, un écran ». À partir du moment où les enfants sont invités à travailler à plusieurs sur le même écran, plusieurs élèves peuvent utiliser ensemble l’outil le plus perfectionné de l’un d’entre eux.
Concevoir le cours comme une succession de moments
Les enseignants ont aujourd’hui de nouveaux moyens pour relancer l’attention de leurs élèves, en construisant leur cours de façon non linéaire, comme une succession de moments. Par exemple en sondant rapidement l’état des connaissances des élèves sur un sujet, en demandant à ceux qui le connaissent mieux de l’expliquer, en utilisant un extrait de jeu vidéo ou d’émission de télévision pour (re) lancer une question ou un problème, en invitant deux élèves qui semblent avoir un point de vue différent à le défendre, etc.
De la même façon que la culture numérique oblige à repenser les manières de faire travailler les élèves, la variété des outils que les élèves ont maintenant à leur disposition oblige à repenser la spécificité de chacun. Ce serait en effet une erreur grave que de vouloir utiliser les écrans pour apprendre mieux ou plus vite ce qu’ont toujours bien appris les livres. À l’opposé, c’est en prenant en compte ce que le numérique apporte de spécifique qu’il devient possible de fonder une complémentarité de la culture du livre et de celle des écrans. Or les outils numériques ont deux atouts importants : ils peuvent s’adapter à chaque élève et ils favorisent les deux composantes de la motivation intrinsèque : la sécurisation et l’innovation.
Grâce aux technologies numériques, l’élève peut travailler à son rythme, aux moments où il le souhaite, en trouvant dans chaque discipline un niveau de difficulté adapté à ses compétences. En outre, s’il le souhaite, il s’appuie sur un tuteur virtuel qu’il peut à tout moment convoquer et consulter. Les espaces numériques favorisent aussi ce qu’on appelle la motivation d’innovation (chacun prend d’autant plus de plaisir à une tâche qu’il y construit son propre parcours personnel) et la motivation de sécurisation : les logiciels ne jugent pas et ne condamnent pas, et permettent à l’apprenant de se constituer une véritable « feuille de route » dont il peut visualiser les étapes à chaque moment, et pas seulement dans le domaine des connaissances acquises. Cette consultation est en effet possible pour toutes les opérations correspondant à la construction et à l’exécution d’un programme : les connaissances existantes au départ, les progrès dans l’acquisition de compétences nouvelles, la diversité des stratégies utilisées pour résoudre les difficultés, et enfin l’importance du recours aux pairs et aux bases de données pour y parvenir. C’est notamment le projet de ce qu’on appelle les Serious Games.
La culture du livre et celle des écrans sont chacune des sources possibles d’apprentissage et de développement. L’encouragement des bonnes pratiques – et notamment des pratiques partagées et/ou créatrices – est la meilleure façon de s’opposer aux pratiques problématiques. Il s’agit donc moins d’interdire l’attachement nouveau et irrépressible aux écrans que de l’utiliser pour un usage intelligent, éducatif, mais aussi ludique, d’autant plus que, comme nous l’avons vu, l’écart entre ces deux orientations ne pourra que se réduire.
Notes de bas de page
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