Voici comment, énervée par l’approche moralisatrice que l’on réserve généralement au traitement des droits de l’enfant à l’école, je décide d’emprunter une autre voie et me retrouve à animer un débat sur les allocations de chômage, les droits des sans-papiers et la violence légitime…
Un droit est « ce que chacun peut exiger, ce qui est permis, selon une règle sociale ou morale ». S’il peut y avoir exigence, c’est qu’il y a, quelque part, une obligation faite à la société pour qu’un droit soit respecté. En primaire, on fait souvent croire aux enfants que leurs droits sont conditionnés à des devoirs qui leur incombent à eux. On utilise même parfois la Convention internationale des droits de l’enfant (CIDE) comme prétexte à l’élaboration des règles de vie dans la classe. Est-ce leur statut d’enfant qui nous autorise à confondre citoyenneté et obéissance ?
Un ami prof d’histoire me raconte, un jour, qu’il affiche toujours dans son local la Déclaration universelle des droits de l’homme. Que lors des activités menées à son cours, il encourage ses élèves à s’y référer. Que parfois, les élèves y vont d’eux-mêmes pour soutenir leur point de vue, notamment concernant l’interdiction du port du foulard à l’école…
Pensant à mes élèves de 5e et 6e primaire, je décide d’afficher la CIDE dans notre classe, mais après qu’ils aient pu la découvrir et se l’approprier, pour qu’elle puisse servir de base à quelque chose — débats, analyses, revendications, qui sait ? Me revient en mémoire le cours de neutralité dispensé à l’école normale et la lecture imposée d’un livre de Claudine Leleux. L’auteure semble faire autorité dans le domaine. Elle y propose une série d’activités autour de la CIDE, liant les droits de l’enfant à leurs devoirs. On fait dire à l’élève, par exemple, que « tout enfant a le droit de s’exprimer » donc « j’ai le devoir d’écouter les autres » ou encore « j’ai le droit d’aller à l’école » donc « je dois faire de mon mieux à l’école ».
« On fait souvent croire aux enfants que leurs droits sont conditionnés à des devoirs qui leur incombent. »
Révoltée par cette approche qui, selon moi, dénature l’idée de droit — qui justement ne saurait être conditionné à quoi que ce soit — et instrumentalise la CIDE dans le but à peine caché de rendre les élèves plus obéissants, j’essaie une voie alternative.
Un certain vendredi de septembre, je commence en demandant à la cantonade : « C’est quoi un droit ? » Assia propose : « C’est quelque chose qu’on peut faire », phrase qui semble convenir à tout le monde. Chaque enfant reçoit ensuite une bandelette sur laquelle j’ai écrit une phrase qui exprime un droit de l’enfant (formulé plus ou moins comme dans la CIDE) ou autre chose (cela va de « Certaines personnes trient leurs déchets » à « Il ne faut pas frapper »). « Vous avez reçu chacun une bandelette. D’après vous, est-ce que la phrase que vous avez reçue exprime un droit de l’enfant ou pas ? » Antonio nous lit sa bandelette : « Les parents peuvent emmener leurs enfants en vacances ». Certains pensent que c’est un droit, d’autres non. Je demande des arguments : « Non, pourquoi ? » Elizabeth entame une réponse : « Parce qu’on nous oblige à aller… », cherche ses mots, abandonne. Joëlle reprend : « On peut ne pas aller en vacances. C’est pas obligé, ce droit-là. C’est pas une obligation. » Je demande à la classe si un droit c’est la même chose qu’une obligation. « Non » général. « Qu’est-ce que Joëlle veut dire, alors ? » Plusieurs élèves essaient d’exprimer quelque chose, sans y parvenir. Il y a confusion, car plusieurs parlent d’obligation alors que la bandelette n’utilise que le verbe pouvoir. Je place la bandelette au tableau en annonçant qu’on y reviendra plus tard.
Luiz lit sa bandelette : « Les enfants ont droit à un nom et à une nationalité. » Jovan affirme que ce n’est pas un droit, je lui demande d’expliquer pourquoi. « C’est un droit et une obligation. Du coup les parents sont obligés de donner un nom à leur enfant. » J’enchaine : « C’est un droit et en même temps une obligation. On dirait que quand on a un droit, quelqu’un a une obligation. Êtes-vous d’accord avec ça ? » Plusieurs enfants acquiescent. J’annonce qu’on peut donc compléter la définition d’Assia : « Un droit est quelque chose qu’on peut faire, et qui implique que quelqu’un a une obligation ». Je demande ensuite : « Et si les parents ne le font pas, qui va le faire ? » Luiz : « L’État. » S’ensuit une petite discussion sur ce qu’est l’État — dans la suite du débat, certains enfants diront plutôt la commune ou le gouvernement, ce qui semble recouvrir la même réalité pour eux.
Je propose alors aux élèves de reprendre les différentes bandelettes qui expriment des droits, affichées à la gauche du tableau, et de répondre, pour chacune, à la question « Est-ce que quelqu’un doit faire quelque chose pour que ce droit soit respecté ? » Je note sur la partie droite du tableau obligations. Nous partons alors dans une longue discussion collective qui nous mène de l’obligation pour la commune d’inscrire dans son registre le prénom choisi par les parents (étonnement de certains) à l’obligation pour l’État de rembourser les soins de santé à travers la mutuelle, en passant par les institutions qui accueillent les enfants lorsque leur famille ne les traite pas conformément aux droits. Nous parlons aussi de l’argent de l’État, car un élève demande « D’où vient l’argent de la mutuelle ? ». La plupart des enfants émettent des hypothèses fantaisistes (quoique : « le pétrole », « les usines », « la banque »…, tout cela pourrait se discuter), mais certains ont déjà une vague idée du fonctionnement de l’impôt.
Je ne fais que relancer de temps en temps ma question : « Qui doit faire quoi pour que ce droit soit respecté ? », donner la parole et répondre comme je peux aux questions de toutes sortes qui fusent. Alors que j’explique le système de la mutuelle et du tiers payant (beaucoup d’entre eux fréquentent une maison médicale), Luiz intervient pour nous expliquer que sa mère a eu un problème au pied et a dû payer 250 euros à l’hôpital, que personne n’a voulu rembourser. Je lui demande pourquoi la mutuelle n’a pas remboursé : « On n’avait pas les papiers. » J’explique aux enfants qu’en effet, pour les personnes sans-papiers, beaucoup de droits ne sont pas respectés.
Je distribue la CIDE à chacun[1]Version « enfants » du texte, disponible sur le site kids.unicef.be. et les invite à la lire, annonçant qu’ils pourront faire les commentaires de leur choix après lecture. Adana a une question urgente à poser d’abord : « Madame, il y a les droits des enfants, les droits de l’homme. Et les droits des femmes, c’est où ? »
Je suis étonnée de voir ces enfants, dont beaucoup ont un rapport difficile à la lecture, se plonger avec beaucoup d’intérêt dans le texte. Dans ce silence inhabituel, Amine vient discrètement me voir pour me demander « C’est quoi une famille d’accueil ? » Je lui réponds et lui explique qu’on y envoie les enfants dont un juge a décidé qu’ils ne sont pas bien traités dans leur propre famille. Je me rends compte tout à coup que c’est lui-même qu’il projette dans cette situation, car il me demande : « Et… je serai avec d’autres enfants ? » Cela me pose question. Je m’attendais à ce que les enfants remettent en question le gouvernement ou le système ; je n’avais pas pensé que cette lecture pouvait aussi les amener à porter un regard critique sur leurs parents ! Et après tout, pourquoi pas ? Ils sont au seuil de l’adolescence, et connaissant les histoires familiales de certains, je ne suis pas contre leur donner quelques outils — ne serait-ce que des mots — pour analyser leur situation familiale de façon rationnelle…
Toujours pendant la lecture, je vois Jovan qui s’agite et qui marmonne. Dans la discussion qui suit, il s’exclame : « Mais il y en a plein qui ne sont pas respectés, Madame ! C’est faux, pour les sans-papiers ! » Il a beaucoup d’exemples à donner, et il n’est pas le seul. Après plusieurs autres interventions indignées, je demande aux élèves : « Qu’est-ce qu’on fait, si on trouve que les droits ne sont pas respectés ? Si on veut que ça change ? » Jovan : « Une manifestation ! » Plusieurs pensent qu’une manifestation sur ce sujet, ça n’existe pas. Je leur apprends qu’il y en a eu une quelques jours avant. Une autre préoccupation émerge : les enfants me demandent de préciser si la manifestation était violente ou pacifique. Plusieurs enfants expriment des craintes concernant la violence des manifestants ou de la police. Jovan : « Le problème, c’est que si la manifestation est pacifique, il y a personne qui va écouter. Et quand c’est violent, là, ils écoutent. »
Ai-je été trop dirigiste ? L’intérêt des enfants pour le sujet est tel qu’il n’y avait pas grand-chose à faire pour générer le débat. Je l’ai orienté en mettant en regard de ces droits les obligations de la société, mais la CIDE formule elle-même les choses en ce sens : après la formulation de chaque droit viennent les obligations qui en découlent pour les États signataires.
Reste que je réalise que ces enfants ont des tas de questions sur la société qui les entoure et son fonctionnement, et que les occasions d’en parler à l’école sont extrêmement rares, ce qui est interpelant.
Nous terminons par une mini discussion pour décider de ce que nous allons faire de la déclaration : où l’afficher, et où les enfants souhaitent ranger leur exemplaire personnel. Un élève demande s’il peut la signer.
La Déclaration des droits de l’homme et la CIDE n’ont pas été écrites par des révolutionnaires, et les États s’en accommodent fort bien, alors qu’ils soutiennent dans le même temps un système qui organise l’exploitation de l’homme par l’homme. Mais je soutiens que la lecture de ces textes peut amener les élèves à porter un regard critique sur la société qui les entoure et ses institutions, y compris leur propre famille, leur école et les politiciens qui les gouvernent. À condition de les laisser mener la réflexion assez loin. Les droits de l’enfant sont bien liés à des devoirs, mais ces devoirs ne leur incombent pas ! Ils incombent à la société des adultes qui les entoure. Faire ce constat, c’est ouvrir la porte à la question de savoir si notre société est juste ou discriminatoire, si elle parvient à garantir les droits de chacun — et pour ces enfants dont beaucoup vivent le racisme, dont certains ont été sans papiers et qui tous, côtoient la pauvreté au quotidien, il apparait très vite que la plupart des droits proclamés ne sont pas respectés pour tous. En primaire, l’approche moralisatrice qui lie artificiellement les droits et les devoirs (de l’enfant) empêche absolument cette réflexion critique. Aurait-on peur de quelque chose ?
Notes de bas de page
↑1 | Version « enfants » du texte, disponible sur le site kids.unicef.be. |
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