L’infini n’est pas une corne d’abondance que pour les mathématiciens professionnels, il l’est aussi pour les apprentis…
Existe-t-il plus d’éléments dans l’ensemble des nombres naturels que dans l’ensemble des multiples de 6 ?
La question été proposée par l’enseignant dans le chapitre des diviseurs et multiples, en deuxième secondaire, lorsque les élèves venaient de terminer un exercice où il fallait encadrer des nombres par des multiples de 6. Rien de très lié à priori. Imprévue, la question a vite tourné en un débat très étonnant.
Premier vote : seize élèves affirment qu’il y a autant d’éléments dans les deux ensembles, soit autant de nombres dans N (l’ensemble des nombres naturels, c’est-à-dire 0, 1, 2, 3…) que dans 6N. Quatre élèves prennent position pour défendre qu’il y a moins de multiples de 6 que de nombres naturels.
Voici quelques extraits du débat. Ici, les propos des élèves ayant été notés après coup, leur expression a peut-être été un peu modifiée, mais nous avons néanmoins tenté d’en reproduire fidèlement l’esprit.
Yâla : Il y a une infinité de nombres naturels et il y a une infinité de multiples de 6. Il y en a donc autant dans les deux ensembles. Une infinité et une infinité, c’est la même chose !
Wafae : Moi, je ne suis pas d’accord. Il y en a moins dans 6N. On n’a pas le 1, le 2, le 3, le 4, le 5 dans 6N, mais on a le 6, en commun, dans les deux ensembles.
Vlad : Ni le 7, le 8, le 9, le 10, le 11…, il y a donc plus d’éléments dans les nombres naturels que dans l’ensemble des multiples de 6.
[…]
Aliou : Je suis d’accord, on a moins de nombres dans les multiples de 6.
Delhia : On en a une infinité dans les deux ensembles, c’est donc la même chose.
[…]
Amine : La question est donc de se demander s’il existe une infinité plus grande qu’une autre.
[…]
Samar : Moi, je dis qu’il y a autant de multiples de 6 qu’il y a de calculs suivants : 1·6, 2·6, 3·6, 4·6, etc.
Samar associe chaque nombre naturel (dans l’ordre) au produit par 6 menant au multiple de 6 correspondant. Il y a donc, pour elle, autant d’éléments dans les deux ensembles.
Et dans une autre classe.
Meriem : Il y en a autant, on pourrait le voir facilement à l’aide d’un tableau.
Nombre naturel | Multiple de 6 |
1 | 6 |
2 | 12 |
3 | 18 |
4 | 24 |
5 | 30 |
6 | 36 |
… | … |
Meriem : Pour chaque nombre naturel, on a un multiple de 6. Il y a donc autant d’éléments dans N que dans 6N.
Une fois exposé, l’argument a vite convaincu l’ensemble de la classe.
Besnik : C’est la même chose, comme c’est infini, c’est comme si on pouvait reculer le dernier élément de l’ensemble, même si on n’a pas certains nombres, on pourra toujours les décaler, donc c’est une infinité d’éléments dans les deux ensembles.
Yâla : Décaler une infinité d’éléments ?
Lorsqu’on laisse la parole aux élèves, sans intervenir, cela peut partir dans tous les sens.
Amine se rend au tableau et attire l’attention sur cette idée. Il propose à ses camarades le problème suivant : « Imaginez-vous dans un hôtel où il y a une infinité de chambres, elles sont toutes occupées et un nouveau client arrive. Comment faire pour lui trouver une chambre ? »
L’idée de cet hôtel infini est due à David Hilbert. En réalité, Amine a vu une vidéo sur internet sur ce sujet. Il enchaine en donnant la réponse, trop vite, dommage !
Amine : On demande à tous les clients de se déplacer dans la chambre au numéro suivant. Le client de la chambre n° 1 ira à la chambre n° 2, celui de la chambre n° 2 à la n° 3, etc. Ainsi, la chambre n° 1 est libérée pour le nouveau client.
Il souhaite continuer son exposé.
Amine : Et si une infinité de personnes arrivait ? Comment les loger ?
Le professeur intervient et demande à Amine de laisser les élèves réfléchir…
Besnik : Je propose de libérer les chambres impaires en demandant au client de la chambre n° 1 d’aller à la chambre n° 2, celui de la chambre n° 2 à la n° 4, celui de la n° 3 à la n° 6, etc.
Delhia : Les chambres n° 1, 3, 5, 7, 9, etc. sont donc libres pour accueillir une infinité de clients, car il y a une infinité de nombres impairs.
Samar : On pourrait faire cela aussi pour notre problème et demander à chaque client d’aller dans la chambre au numéro multiple de 6 de celui qu’il occupe. Le premier ira à la chambre n° 6, le second à la n° 12, le troisième à la n° 18, etc.
Yâla : Finalement, l’infinité de clients sera logée dans une infinité de chambres. Il y aura autant de clients que de chambres occupées.
L’ensemble de la classe est convaincu par ces arguments. Aliou reste néanmoins sceptique.
Aliou : Moi je pense toujours qu’il y a plus d’éléments dans N que dans 6N, car il n’y a pas le 2, le 3, le 4, le 5, etc. Mais je n’ai pas de nouveaux arguments.
Le tout est-il plus grand que la partie ? Galilée, dans ses Discours et démonstrations[1]Galilée, Discours et démonstrations mathématiques concernant deux sciences nouvelles, trad. M. Clavelin, Armand Colin, 1970 concernant deux sciences nouvelles, parus en 1638, se dit qu’il n’y pas de sens de comparer des infinis. Et pour cela, il met en scène trois personnages fictifs qui débattent. Le parallélisme de certains arguments avec ceux des élèves est flagrant ! Citons quelques éléments de cette discussion où il s’agit de comparer les nombres carrés avec les nombres naturels.
Salviati : […] Par conséquent si je dis que les nombres pris dans leur totalité, en incluant les carrés et les non-carrés, sont plus nombreux que les carrés seuls, j’énoncerai, n’est-ce pas, une proposition vraie ? (Argument de Yâla et Aliou)
Simplicio : Très certainement.
Salviati : Si je demande maintenant combien il y a de nombres carrés, on peut répondre, sans se tromper, qu’il y en a autant que de racines correspondantes, attendu que tout carré a sa racine et toute racine son carré, qu’un carré n’a pas plus d’une racine, et une racine pas plus d’un carré. (Argument de Samar et de Meriem)
Simplicio : Exactement.
[…]
Sagredo : Qu’en conclure dans ces conditions ?
Salviati : À mes yeux la seule issue possible est de dire que l’ensemble des nombres est infini, que le nombre des carrés est infini, et le nombre de leurs racines pareillement ; que le total des nombres carrés n’est pas inférieur à l’ensemble des nombres, ni celui-ci supérieur à celui-là, et, finalement, que les attributs égal, plus grand et plus petit n’ont pas de sens pour les quantités infinies, mais seulement pour les quantités finies.
[…]
Il faudra attendre la fin du XIXe siècle et les travaux de Cantor[2]G. Cantor, « Une contribution à la théorie des ensembles » (EinBeitragzurMannig- faltigkeitslehre), in Journal Für die reine undangewandteMathematik, 84, 1878, pp. 242-258. Trad. … Continue reading, pour que la correspondance terme à terme devienne un outil de comparaison d’ensembles infinis. C’est l’argument de Meriem lorsqu’elle expose son tableau pour conclure que les deux ensembles ont même nombre d’éléments et c’est aussi l’argument émergeant du problème de l’hôtel de Hilbert : « Chaque numéro de chambre correspond à un (unique) client et chaque client a une (unique) chambre. »
Wafae, par contre, utilise l’inclusion pour comparer les deux ensembles. « Il y en a moins dans 6N. On n’a pas le 1, le 2, le 3, le 4, le 5 dans 6N, mais on a le 6, en commun, dans les deux ensembles. » C’est un autre point de vue, mais il est aussi valable.
Ces élèves auraient pu discuter avec Galilée et Cantor. La réponse à la question est sans doute que « tout dépend de quoi on parle ». Ce qui est important ici est que les élèves aient pris position et aient défendu leurs idées en argumentant, qu’ils aient vraiment pensé.
Notes de bas de page
↑1 | Galilée, Discours et démonstrations mathématiques concernant deux sciences nouvelles, trad. M. Clavelin, Armand Colin, 1970 |
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↑2 | G. Cantor, « Une contribution à la théorie des ensembles » (EinBeitragzurMannig- faltigkeitslehre), in Journal Für die reine undangewandteMathematik, 84, 1878, pp. 242-258. Trad. franç. : Acta Mathematica, 2, 1883, pp. 311-328 |