Le programme de départ est alléchant : construire un journal télévisé qui se déroulerait en 2050. Il y a vingt-deux classes participantes, ce qui semble d’emblée trop à gérer, mais donne envie, car contient un potentiel de belles rencontres et mélanges entre élèves. De toute façon, nous sommes en plein covid, les offres sont rares, je sais que ce lieu culturel a de gros moyens et que le résultat sera pro, je saute sur l’occasion.
Chaque classe doit imaginer une séquence du JT sur un thème. Les penseurs du projet ont choisi la liste des thématiques à aborder. J’en suis un peu étonnée, mais ça facilite l’organisation. Je comprendrai plus tard que cette liste fermée annonce le peu d’espace de participation qui nous sera laissé. Nous sommes libres de choisir, mais comme nous nous décidons tard, une thématique est finalement imposée. Nous recevons « Première condamnation à mort d’un robot ».
Je prends du temps à comprendre quel est mon rôle dans le projet et, au début des contacts avec les artistes, les directives évoluent d’une semaine à l’autre, c’est difficile à suivre. Quand je pose finalement la question, on me répond que les profs ne doivent rien faire de particulier, un metteur en scène viendra en classe et prendra tout en main. Pas de rencontre préalable, je n’ai qu’à me laisser guider. Il devrait y avoir « trois visites d’une heure qui aboutiront au scénario et au choix des élèves volontaires pour le tournage ». Je suis un peu étonnée de lire qu’ils se sentent capables de construire un scénario en trois heures, mais je me dis que ce sont des pros et qu’ils ont un dispositif en béton.
Je dois consacrer une heure de cours imprévue à ce questionnaire en ligne, mais les élèves y prennent plaisir et discutent beaucoup autour. Les réponses sont censées servir de base à la construction d’une ligne du temps commune à toutes les classes du projet. Hélas, nous n’entendrons plus parler de cette ligne du temps…
La première visite de l’artiste qui s’occupe de notre classe est consacrée à la présentation générale du projet, tout un festival apparemment. La première étape est aussi de compléter un questionnaire sur l’avenir (un « menti ») : les élèves peuvent répondre à des questions comme « Où habiteras-tu dans le futur ? » « Imagines-tu avoir des enfants ?… » ou bien « Cite trois évènements mondiaux majeurs qui auront lieu entre aujourd’hui et 2050 ».
Lors de sa deuxième visite, l’artiste qui s’occupe de notre classe n’a visiblement jamais travaillé avec des ados. Je lui demande s’il faut du matériel de projection. Il ne faut rien. Quand il montre une petite vidéo sur son ordi que seuls trois élèves du premier banc peuvent voir, c’est le début du décrochage d’une partie de la classe.
Lors de cette séance, il veut faire émerger les représentations des élèves : est-ce que vous connaissez des robots ? Pour vous, c’est quoi, un robot ? Je m’improvise secrétaire de tout ce qui se dit et je construis une petite carte mentale en parallèle. Dans ce moment de récolte des représentations, toutes les réponses ne sont pas bonnes. Je me crispe en entendant l’artiste répondre à des élèves que « Ce n’est pas du tout ça un robot », alors qu’il vient de leur demander « Qu’est-ce que c’est pour vous un robot ? » Petit à petit, les voix se taisent, seuls les plus confiants continuent de participer.
J’essaie d’intervenir pour reprendre une réflexion que l’artiste a jugée mauvaise et la reformuler pour la valoriser et l’intégrer à la carte mentale que je suis en train de construire. L’heure s’écoule en discussion sans fil, l’artiste conclut en disant qu’on n’a pas beaucoup avancé et qu’il va falloir se dépêcher, qu’on est censés se décider sur un thème précis (un type de robot et un évènement) une date, un lieu et qu’on doit trancher sur la forme (reportage ? envoyé spécial ? images d’archives ?) Il espère qu’on sera plus concentrés la fois prochaine. Mais concentrés sur quoi ? Bon sang, il aurait pu nous annoncer les objectifs au début de l’heure, on aurait avancé dans cette direction ! Et qui est censé faire avancer les élèves sinon lui ? J’espère qu’il va y mettre la forme cette fois parce que je n’ai jamais vu un scénario se construire au long d’une discussion sans fil. Heureusement que j’ai fait une prise de note de ce qui s’est dit sinon nous n’aurions aucune trace.
En sortant de cette deuxième séance chaotique, il me fait la réflexion que mes élèves sont fort indisciplinés et ne savent pas s’écouter. C’est vrai, ils sont bavards. Et ils ne sont pas impressionnés par la venue d’un adulte extérieur à l’école, leurs langues se délient facilement. Même pour nous les profs, ce n’est pas toujours facile de savoir qu’en faire. Il n’y a moyen de les canaliser que si on a un bon dispositif, si la didactique a été pensée, pas si la séance est seulement basée sur la potentielle aura d’un artiste.
Je n’ai pourtant pas envie de lâcher l’affaire, je veux que ce projet réussisse pour les élèves. Déjà qu’on ne fait aucune sortie avec ce confinement, c’est une rare occasion de connecter la classe à l’extérieur. Je relance les élèves en postant sur Teams quelques vidéos et articles sur les robots.
Je consacre deux heures supplémentaires au projet pour nous décider sur le QQOQCP (qui quand où quoi comment pourquoi) et être prêt à construire le scénario à la prochaine visite de l’artiste. À partir de ma carte mentale, nous discutons d’abord en grand groupe pour isoler une base commune. Nous arrivons assez vite à un consensus sur l’idée d’un nanobot qui serait condamné pour avoir pris le contrôle du cerveau d’un homme et l’avoir poussé au meurtre. L’idée choisie est lancée par une élève en décrochage qui se sent là valorisée et s’investit beaucoup dans l’écriture en sous-groupes qui suit.
Les élèves sont ensuite répartis par sous-groupes pour imaginer qui serait cet homme, où/quand ça se passerait (sachant que le procès est censé se dérouler en 2050) et quel serait le mobile du crime, les raisons pour lesquelles ce nanobot aurait été implanté… Les discussions sont plutôt enthousiastes, les six groupes écrivent leur version du scénario et je lance un vote sur Teams (nous sommes encore en hybridation), car nous n’avons pas le temps de décider par consensus.
Après le vote, je fusionne moi-même les deux scénarios gagnants et l’envoie, toute fière, à l’artiste pour la séance suivante. Il me répond (texto) : « L’histoire ne manque pas d’intérêt, mais elle est très alambiquée (c’est presque un synopsis de long métrage de SF) et, surtout, elle ne répond pas vraiment au sujet “Première condamnation à mort d’un robot”… Il nous reste une heure pour créer un sujet de maximum deux minutes et qui réponde à leurs interrogations sans s’écarter du sujet initial. » Je ne comprends pas ce qui le bloque tant dans notre proposition, mais je n’ai pas le temps de démêler ça avec lui avant sa venue.
Quand il arrive en classe cette fois-là, il commence par dire que le scénario reçu est « complètement à côté de la plaque ». Il me l’a déjà plus ou moins écrit dans le mail, mais je me disais que la réflexion était entre nous et qu’il allait arrondir les angles nécessaires pour se lancer sur le terrain que les élèves avaient balisé. Je lui demande de formuler ses objections : un nanobot est un robot, non ? « Mais oui, mais non en fait, pour qu’il soit condamné à mort, il faut qu’il soit considéré comme ayant une vie propre. Le nanobot de votre récit semble ne rien avoir de vivant, il faudrait qu’il ait des sentiments par exemple. » Très bien, alors ajoutons-lui des sentiments, pas de problème ! Pourquoi ne pas avoir commencé par là ? Pourquoi arriver en disant « vous êtes à côté de la plaque » plutôt que de proposer des pistes pour avancer ?
L’élève en décrochage qui était très fière de son idée monte au créneau en lui disant, avec beaucoup de lucidité : « Mais, en fait, si vous avez votre idée depuis le début, pourquoi vous ne la dites pas ? Pourquoi vous faites semblant de nous faire réfléchir si c’est pour dire que toutes nos idées sont nulles ? » Je passe les détails sur le recadrage délicat qu’il me faut opérer à ce moment-là pour trouver le point d’équilibre entre sanctionner l’agressivité de l’élève et protéger l’intervenant, tout en tenant compte de cette parole juste de l’élève qui pointe précisément le problème de ce projet ! Je dois repousser l’envie de me mettre aux côtés des élèves pour le foutre dehors et couper court.
Je mets alors au tableau ce qui est valide et je cuisine l’artiste sur sa critique pour qu’on puisse la transformer en proposition. Je commence à remplir frénétiquement le tableau et, une demi-heure plus tard, le scénario est décidé, la forme du JT aussi, l’artiste finit par dire (pour la première fois, je crois) : « Super, voilà une idée intéressante. »
Il faut maintenant choisir un élève qui participe au tournage. Pas difficile : ils sont tous tellement refroidis que seul le plus motivé se propose. Quand je lui demande comment ça s’est passé, il me dit : « Oh, j’ai été un peu déçu parce que j’avais préparé mon texte et j’avais imaginé un personnage de journaliste sérieux, mais ils voulaient que je fasse de l’humour. C’était dommage. » Jusqu’au bout les idées des élèves ne sont pas reprises.
Le JT final est, comme je m’en doutais, très pro et léché. Les élèves qui apparaissent à l’image maitrisent (normal, ils n’ont gardé dans chaque classe qu’un ou deux élèves que les artistes repéraient parfois eux-mêmes). Je comprends à ce moment-là que certaines classes ont été beaucoup plus loin que d’autres dans le projet, qu’on leur a consacré plus de temps. Apparemment, nous avons été de mauvais élèves avec lesquels on a fait le minimum. Comment aurions-nous pu être de meilleurs élèves ? L’échelle d’évaluation des artistes était opaque. Comme une élève, j’ai l’impression d’avoir été prise dans la toile de l’arbitraire d’un professeur.
Le bon point est que je ressors de ce projet en étant plus proche et fière de mes élèves, de leur intégrité et leur enthousiasme. Eux en tout cas n’ont pas été des robots.