Elles ont quatorze-quinze ans. Elles ont raté leurs primaires. Elles ont fait une première accueil et une deuxième professionnelle. Elles ont raté leur deuxième professionnelle. Elles doivent la doubler. Elles se vivent en négatif. En négatif d’images jamais encore développées, ni éclairées, ni encadrées, ni admirées.
En nous appuyant sur ce qui pourrait, à nos yeux, faire sens pour ces élèves (et pour nous), nous avons à deux, un professeur de dessin et moi, alerté direction et collègues, élaboré un projet, cherché des volontaires pour travailler dans une nouvelle classe de deuxième où se ferait autre chose que de la répétition.
Fabriquer des produits artisanaux vendables dans les cours pratiques, réaliser la publicité, l’organisation et la gestion financière dans les cours généraux, tel était le projet. À partir de cette mise en oeuvre et des mots qui l’accompagneraient, nous imaginions aussi la possible construction d’identités neuves et la redécouverte de sens. Lors de notre présentation en septembre, les élèves pouvaient prendre ou non. Elles ont pris et se sont donné comme nom « Coup de Cœur », lors d’un premier Conseil de Coopérative frémissant.
Pour chaque cours, il s’agissait bien sûr de suivre les programmes officiels prévus pour cette année. J’avais à les faire progresser dans le cours de français, selon quatre grands titres : « parler, écouter, lire, écrire ». Aucune de ces facettes du cours n’était évidente pour ces élèves. Elles ne voyaient d’ailleurs pas l’utilité d’un cours de français « puisque nous, on sait parler ». (Oui, mais du français si minimexé… et sans grande conscience de sa pauvreté.) Elles trainaient aussi avec elles des souvenirs de cours mal compris dans les années précédentes : « En dictée, je suis nulle, j’ai des moins 20 ; lire, bêk, non, ça va pas assez vite alors on oublie l’histoire du début et écrire, oh non, il faut toujours trop écrire à l’école… » Tels étaient leurs propos. Écouter, n’en parlons même pas… Pour elles, cela signifie seulement se soumettre et obéir. (« Écoute la maitresse ! ») J’aurais pu y aller dans le coercitif en disant qu’« il faut faire ceci, cela… c’est au programme ». (J’ai dit cela à une certaine époque, comme pour me protéger et me dédouaner !) Mais je n’y croyais pas : il m’importait que les élèves trouvent plaisir et sens, qu’elles apprennent vraiment aussi, pour elles… pas pour le programme. En attendant de trouver une vraie accroche, je leur faisais faire des fiches d’orthographe pas trop mécaniques mais rassurantes et permettant des débuts de petites réussites… Pour quoi faire, avec des jeunes qui n’écrivent pas ? Je voulais autre chose et entre autres tenter de les faire entrer dans ce monde de l’écrit, dans le plaisir de lire, d’écrire, dans les prémisses de l’abstraction, dans la pensée. Mais comment ?
Pour me rapprocher de leurs fabrications, j’ai commencé par utiliser quelques heures de fourche pour aller participer à leurs cours de dessin, de cuisine, de couture, dans l’espoir d’y trouver des pistes porteuses pour le cours de français. La surprise de me voir leur demander une permission, m’intéresser à elles dans d’autres cours, avec un statut d’ignorante dans ces cours, déplaçait déjà quelque chose…
Je suis un jour entrée dans un cours de dessin, baignant dans une ambiance particulière. De la soie blanche tendue sur de grands cadres posés sur les bureaux, des pans de belles couleurs sur certains pans de soie, des mouvements délicats avec les pinceaux, des visages plongés dans leur œuvre et… un silence étrange. J’ose à peine quitter le pas de la porte. Une élève s’approche alors de moi et me conduit hors de la classe pour me dire : « On ne peut pas parler pendant qu’on peint sur la soie parce que les gouttes de salive qui sortent quand on parle font des petits points dans la peinture sur la soie et abiment les paysages. » Ah bon. Je retourne dans la classe et demande de pouvoir essayer. Ce n’est pas si simple. Horia me montre comment je dois m’installer, tenir le pinceau, le tremper dans la peinture. L’enseignante, elle, se rend présente auprès de chaque élève. Leur parlant à l’oreille, elle encourage, conseille, souligne les beaux effets, ajoute un trait qui change tout et valorise l’œuvre. Je resterais bien là des heures !
J’ai trouvé… Je vais demander aux élèves si je peux interviewer celles qui le veulent. Je verrai si ces interviews ne pourraient pas servir au cours de français. Les réponses positives à ma demande sont enthousiastes et nombreuses. Je fais donc des interviews de deux, trois élèves à la fois. Ce qui en ressort me frappe : avant tout, une grande fierté. Fierté d’être jugées capables par le professeur de dessin, qui leur a dit : « Avec vous j’ai envie de risquer quelque chose de grand, de beau, de difficile et qui se vend cher. » Ces foulards, écharpes et tableaux de soie étaient pour les élèves toute autre chose que les habituels bricolages avec matériau de récupération parfois fort sommaire et copie d’un modèle. De plus, les commandes étaient déjà nombreuses. Les acomptes aussi. Ce qui permettait d’acheter du matériel couteux.
De la nouvelle écriture
J’ai tapé les paroles de leurs interviews et les ai apportées en classe. Du coup, lire ne posait presque plus de problème. Chacune cherchait ce qu’elle avait dit. Des questions me sont posées : « Comment vous faites pour écrire vraiment ce qu’on a dit ? Est-ce qu’on peut garder ces textes ? »… Ce qui me laissait augurer de tremplins possibles.
Je vois alors les élèves décorer ces feuilles avec fleurs, couleurs et grands titres encadrant : « Peinture sur soi » chez l’une, « Peinture sur soit » chez l’autre. Pendant qu’elles décorent leurs feuilles, j’écris aussi en couleur au tableau : « L’écharpe en soie que Zohra va me faire, j’aimerais qu’elle soit rose et mauve. Soit, je la mettrai, soit je l’offrirai à quelqu’un ». « Oh non, Madame, mettez-la… Comme ça, vous pensez à moi. » Zohra a réagi aux mots du tableau. D’emblée dans le sens bien sûr. Rarement ces élèves portent leur attention sur les éléments linguistiques comme l’écriture d’un son, les variations d’orthographe selon les variations de sens, les tournures choisies. C’est d’autant plus vivant pour aborder affectivement une langue, mais d’autant plus difficile d’amener à l’envie d’en découvrir les mécanismes, les transcriptions. Je demande à Zohra pourquoi, d’après elle, j’ai écrit ces mots au tableau. Elle reste prise par ma commande ! Elle ne voit rien d’autre. J’écris alors aussi « peinture sur moi, peinture sur toi, peinture sur soi ». Et là, de l’activité s’allume. Naïma montre les fleurs de henné sur sa main : « peinture sur moi ». On s’arrête à sens/sons, homophones, homonymes… Et ça les intéresse et elles demandent si d’autres mots… « Vois », « voix », « voie »… « Toi », « toit »… On cherche, joue, écrit, pense, lit, dit…
Je leur livre alors une nouvelle idée : « Si on veut, on peut peindre sur soi… en mots. Peindre sur soi, trouver des mots sur soi pour se présenter dans nos catalogues. » En fait, les élèves avaient déjà décrit des objets de leur artisanat pour les catalogues à envoyer aux clients potentiels, mais certaines avaient émis l’envie de se faire connaitre, elles, dans ces catalogues. (Peut-être un début de fierté ?) Ma proposition leur plait. J’annonce que je vais préparer des choses pour la fois prochaine. Anticipant d’éventuelles difficultés à se décrire ou peut-être seulement l’idée de le faire dans le genre fiche d’identité, ayant par ailleurs en tête l’idée de « peinture sur soi », je rassemble des livres de peintures, de dessins, tableaux, portraits, sans trop bien savoir ce que j’allais en faire. Comme je n’avais pas d’idées organisées, je les apporte en classe. J’écris en grand au tableau « Peinture sur soi » et je les laisse feuilleter, commenter, s’exclamer. Je leur demande alors de chercher dans les images, des mots qui pourraient faire peinture sur elles et de les écrire sur un papier. « Mais y a pas de mots… ! Si, si… tu vas trouver ». Une première phrase arrive : « Je voudrais pouvoir lâcher mes cheveux pour en faire un foulard de feuilles rousses. » Comme je m’exclame, d’autres trouvent… « Je suis fine comme les personnages d’Alberto Giacometti », « J’ai la tête posée sur le ciel qui monte », « J’ai des joues de glaise et des yeux de terre brune. » Elles sont elles-mêmes étonnées de leurs trouvailles. Moi aussi.