Des occasions de réfléchir mathématiquement

Au-delà des mathématiques, viser l’apprentissage de la pensée autonome.

Une séquence d’apprentissage en analyse mathématique à l’école normale, avec des étudiants de 2e bachelier AESI en mathématiques. Une leçon modèle ? Certainement pas. Mais une occasion de réfléchir et de construire quelque chose.

Le problème de départ

_ « Vous connaissez déjà la règle à additionner. » (voir encadré 1)

La règle à additionner

Elle est constituée de deux règles (bandelettes), l’une coulissant près de l’autre.

Encadré 1
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« Voici la règle à multiplier. » (encadré 2). Je leur montre à l’aide d’un rétroprojecteur et d’une règle à calcul transparente comment on effectue 4 x 5 : placer le 1 de la règle coulissante sous le premier facteur (ici 4) et lire le produit (ici 20) au-dessus du deuxième facteur (ici 5).

La règle à multiplier

Elle est constituée de deux règles, l’une coulissant dans l’autre.

Intégrer les photos de réglettes

Détail : 4 x 5 = 20

Il faudrait entourer en bleu le 4 de la règle du dessus, le 1 et le 5 du dessous et en rouge le 20 du dessus. = demande de Thérèse, tu peux faire qqchose sans couleur ??

Encadré 2
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Après avoir montré un autre exemple, j’éteins le rétroprojecteur et je place la règle dans un tiroir.
Maintenant vous allez construire une telle règle à multiplier.
– Eh, attendez, on n’a pas vu. Vous pouvez nous la remontrer ?
– Non. Mais je vous redonne le principe : pour effectuer a x b, on dispose les deux règles de façon que le 1 soit sous le facteur a (encadré 3) et on lit le produit au-dessus du facteur b.


L’utilisation de la règle à multiplier

Encadré 3
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a+b=?

Les essais

Il s’agit donc de fabriquer deux bandelettes de papier qui pourront coulisser l’une au-dessus de l’autre et de les graduer correctement. Certains fabriquent une règle à additionner et constatent que ça ne fonctionne pas. C’est bien évident ? C’est au moins un essai duquel on peut partir pour construire autre chose.
Si l’idée de la règle à additionner est très vite écartée, celle de l’échelle linéaire s’impose encore :
On a trouvé !… du moins une règle qui sert à multiplier par 2.
Dessin mathématique
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– Ah ! Mais comment faites-vous 4 x 5 avec cette règle ?
Leur règle fournirait 12 comme résultat.
– Quoi ? Il faut une seule règle pour tous les produits ?

Ce qu’ils ont fabriqué est en fait une sorte de table de multiplication par 2 et mieux vaut ne pas faire coulisser les deux bandelettes…

Un début de solution

La recherche continue avec plus d’acharnement, d’idées explorées, que de découragement. Elle dure à peu près une heure. Comment arrive-t-on finalement à une solution ? Après une recherche « en désordre », avec exploitation de beaucoup de filons, on peut revenir à une recherche plus déductive en partant uniquement de ce dont on est sûr, sans rien y ajouter à priori, et en avançant pas à pas. C’est en tout cas une façon de réfléchir ou de présenter sa solution. Nous la présentons sous forme de questions-réponses, certaines questions pouvant servir de relance pour ceux qui sont à bout d’idées.

Commençons par placer les 1 sur les deux bandelettes, peu importe où. Cela nous permettra juste, en plaçant les deux 1 face à face, d’effectuer 1 x 1 et ça donnera bien 1. Rappelons que les bandelettes sont à priori non graduées. Il s’agit justement de les graduer efficacement.
Plaçons alors un 2 n’importe où sur la bandelette du bas, par exemple.
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Le 2 du dessus est automatiquement placé, car 1 x 2 = 2. Remarquons que le fait que 1 soit neutre pour la multiplication implique que les graduations des deux bandelettes doivent être exactement les mêmes, contrairement à ce que donnait la règle à multiplier par 2.
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Peut-on déduire de cette ébauche d’autres positions de nombres ? Quels autres produits peut-on faire avec ces facteurs ? Le produit 2 x 2 nous impose la place du 4 sur la bandelette du dessus et donc aussi sur celle du dessous.
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En appliquant le même raisonnement, on trouve aussi les positions obligées de 8, 16, 32…

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Tous ces nombres, et en pensée toutes les puissances de 2 à exposant naturel (donc 64, 128, etc.), ont été placés en ne considérant que deux positions relatives des bandelettes, celle pour laquelle le premier facteur est 1, qui impose la superposabilité des graduations des deux bandelettes, et celle pour laquelle le premier facteur est 2. Mais heureusement, tous les produits effectuables avec ce début de règle sont corrects. On vérifie par exemple, en faisant coulisser les bandelettes, que 4 x 4 donne bien 16, sans qu’on ressente à ce stade la nécessité de le justifier.

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Et à gauche du 1 ? Que faut-il écrire par exemple, dans la position relative ci-dessus, en dessous du 2 ? Il faudrait que le nombre écrit à cet endroit multiplié par 4 (qui est au-dessus du 1) donne 2. Il doit s’agir de 1/2. On place de la même façon 1/4, 1/8, etc. On a finalement placé toutes les puissances de 2 à exposants entiers. Et on se dit aussi que ni 0 ni les nombres négatifs n’auront leur place sur ces bandelettes.
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Un problème qui va quelque part

Maintenant, où placer 3 par exemple ? La réponse la plus commune consiste à le placer à égale distance de 2 et de 4. Mais assez vite on se rend compte que quelque chose cloche. En effet, on obtient alors 3 x 3 = 8.
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Cependant, cette erreur est source de progrès, du moins si on sait l’exploiter. Au lieu de se dire « Mais alors où placer 3 ? », on peut se demander « Que placer à la place où on aurait voulu placer ce 3 ? », c’est-à-dire « Quel est le nombre qui, multiplié par lui-même, donne 8 ? ». On trouve formule ou formule, et l’on retrouve le sens de la notation 21/2, qui sera placé entre 1 (20) et 2 (2[1]En fait, il y a plusieurs règles possibles et même une infinité, mais une seule (à similitude près) pour laquelle les graduations sont croissantes, contrainte qui semble raisonnable.).

En raisonnant de la même façon, on place toutes les racines de 2 et leurs multiples et même toutes les puissances rationnelles de 2. Mais il reste toujours la question de la place du 3 et des autres nombres.

La suite de la solution ne sera pas exposée ici. Précisons juste que, finalement, la solution1 du problème exige de construire petit à petit les fonctions exponentielles et logarithmiques en base 2 (si l’on a commencé par placer 2). Les justifications font aussi intervenir les propriétés des puissances comme, par exemple, les égalités formule, 2m+n = 2m . 2n ou encore (2m)n = 2m.n.

Un problème formateur en lui-même

Le problème vise donc à introduire les fonctions logarithmiques et exponentielles. C’est ce que certains appellent une situation-problème2. Mais son intérêt ne réside pas que là. D’autres situations permettent d’introduire cette matière, peut-être plus efficacement et de façon plus structurée. Par contre, celle-ci constitue un défi à la mesure des étudiants, défi qui s’énonce simplement et qui les plonge très vite dans une réelle recherche sans qu’ils aient besoin de beaucoup de connaissances.

Peut-on proposer de tels défis pour toutes les matières et tous les types d’apprentissage en mathématiques ? Je ne le crois pas et, en tout cas, je ne le fais pas toujours. Mais je pense pourtant que ce sont ces moments de recherche qui sont les plus formateurs en terme d’autonomie de la pensée scientifique. C’est pourquoi, même si je ne propose pas de vrais problèmes à tout moment, parfois faute d’idées, parfois parce que les objectifs ne s’y prêtent pas, je considère chaque cours comme une occasion de réfléchir mathématiquement.

Par exemple, si l’objet du cours est de faire connaitre des démonstrations d’Archimède et d’Euclide à propos de l’aire du disque, l’apprentissage passera par la lecture, au moins partielle de textes, activité qui à priori ne relève pas de la recherche. Cela ne signifie pas pour autant que la leçon sera de pure transmission. La lecture sera précédée et entrecoupée de questions qui aident les étudiants à s’approprier le problème ou qui permettent d’anticiper la lecture, voire de terminer la démonstration.

Il ne s’agit pas de calquer tous les cours sur un modèle unique de type socioconstructif, mais bien, quel que soit le type d’apprentissage, d’améliorer sans cesse l’approche pour maximiser la réflexion des étudiants et leur perception du sens de la matière.

Le sens et l’utilité

À quoi sert actuellement une règle à multiplier plus communément appelée règle à calcul ? À rien. On n’en trouve d’ailleurs plus dans le commerce. Elle était très utilisée avant l’invention de la calculatrice de poche, mais celle-ci a complètement et avantageusement remplacé celle-là.

Pourtant, lors de la recherche, la question « À quoi ça sert ? » ne s’est jamais présentée. Et poser le même problème à l’époque où de telles règles étaient utiles n’aurait pas donné plus de sens à l’activité. Peut-être, au contraire, les étudiants auraient-ils dit : « Autant en acheter une… » Ce n’est pas à mon avis l’utilité au quotidien d’une situation qui en est le principal critère de qualité.

Ici le sens de la matière (les fonctions exponentielles et logarithmiques) est évident puisque ces fonctions sont construites pour résoudre un problème auquel ils ont mordu.

2. R. CHARNAY, M. MANTE, Préparation à l’épreuve de mathématiques du concours de professeur des écoles, Tomes I et II, Hatier, 1995.

Notes de bas de page

Notes de bas de page
1 En fait, il y a plusieurs règles possibles et même une infinité, mais une seule (à similitude près) pour laquelle les graduations sont croissantes, contrainte qui semble raisonnable.