Que font des parents quand leur enfant ne sait pas ou ne veut pas faire ses devoirs scolaires ?
Ces enfants sont en première ou deuxième année d’école primaire. Leurs parents sont belges ou d’une autre nationalité, ils font partie des classes populaires précarisées socio-économiquement. Ils habitent Bruxelles, Liège, Namur, un village, la ville, une cité en périphérie de la ville… Ils ont choisi d’aider eux-mêmes leurs enfants à faire leurs devoirs scolaires. Ils ont été observés durant un an au moment des devoirs.
Ce qui est caractéristique d’une grande partie des observations, c’est que les enfants ne savent pas effectuer les devoirs demandés. Le plus souvent, on a l’impression que les parents sont amenés à apprendre à leur enfant (ou réapprendre à celui-ci) les savoirs qui ont été (en principe) appris en classe. Les enfants disent qu’ils ne savent « pas » et rarement qu’ils ne savent « plus ». Il semblerait donc qu’ils n’interprètent pas leur ignorance comme un déficit de mémoire ou des souvenirs lacunaires, mais plutôt comme une incapacité à effectuer la tâche demandée.
De plus, parfois aussi, ce sont les parents qui « ne savent pas ». Ils ne comprennent pas la consigne, qui est souvent brève et peu explicite. Aucun document indicatif des apprentissages réalisés dans la journée n’est disponible. La plupart du temps, la consigne a été paraphrasée oralement par l’enseignant(e) en classe, ce qui pose problème, car les parents n’ont accès qu’indirectement, par l’enfant, à cette information : « Ah, non, chou, comment tu fais ? C’est comme ça que madame t’a montré ? », « Ça, c’est quoi elle a dit madame ? », « Ben, le dernier, je ne sais pas ce que tu dois faire. » Les enfants se souviennent (ou pas) des explications données en classe et réagissent aux questions, propositions, incompréhensions des parents : « Non, c’est madame qui a dit ça. » « Ça, ça s’appelle une planche, madame a dit. » « Mais madame a dit qu’on devait barrer. » « Parce que madame, elle nous a dit ça. » « Toi, tu connais rien, c’est madame qui m’a dit ça. » Et le parent n’a plus qu’à s’incliner : « Si, c’est madame qui l’a dit ! »
Ces consignes sibyllines sont sans doute une cause des difficultés des élèves et de leurs parents. Cependant, cela n’est sans doute pas le seul problème. En effet, au-delà de la compréhension des tâches, les parents expriment des difficultés à les réaliser, tant au niveau du contenu de la tâche que de la mise au travail de l’enfant.
« Je ne sais pas comment est-ce que je vais le faire retenir tout ça moi… Mais je t’ai dit, moi je trouve que c’est trop en plus aujourd’hui. Je ne sais pas comment est-ce que je vais lui faire retenir tout ça… »
De manière générale, la maman de Tony travaille beaucoup avec son fils, nous pouvons l’observer et elle nous le dit : « Franchement, pendant la semaine, on travaille beaucoup… » Il est en deuxième primaire et la menace de redoublement est bien présente. La maman se sent responsable de cet état de fait : « Donc, maintenant, cette année, je dois vraiment travailler pour qu’il se rattrape. L’année passée, il faisait les devoirs avec moi, mais il faisait que les devoirs, on faisait pas les “plus” [des choses en plus], je l’ai pas beaucoup aidé, voilà. Et maintenant il a eu des problèmes et je pense que c’est pour ça, je pense… »
Dans cette classe de deuxième primaire, les élèves ont plusieurs jours pour préparer la dictée du vendredi. Le mercredi, la maman va consacrer une heure à préparer les dix-sept mots écrits avec « ain » et « ein ». Si, d’une part, la maman repère et anticipe les difficultés de son fils en remarquant qu’un mot long avec un double « t » est difficile pour l’enfant (de fait, l’enfant fera une erreur à ce mot lors de la dictée en classe), en revanche, celle-ci, dont la langue maternelle n’est pas le français, n’en maitrise pas tous les éléments. En effet, vers la fin de la séance, la maman s’étonne des erreurs de son fils et lui dit : « “Frein”, “saint”, c’est un autre son… Tu l’entends pas ? » Ce à quoi l’enfant répond par un signe de dénégation. Le vendredi, l’enfant aura tout juste 5/10 comme résultat ; la semaine précédente, il avait eu un résultat de 3/15.[1]On peut par ailleurs se poser la question de la pertinence de devoirs tels que des préparations de dictée lorsque le texte faisant loi en Communauté française précise que « les travaux à … Continue reading)
Quelques semaines plus tard, l’enfant obtient 6,5/45 lors de l’évaluation sur les tables de multiplication. La maman vient de « travailler » les tables pendant une heure avec Tony. Elle estime de son devoir d’apprendre à l’enfant ce qu’il n’a pas appris à l’école : « À l’école, je te dis honnêtement, ils ont appris la… en fait, ils ont vu la table… Je ne sais pas s’ils ont fait des exercices vraiment pour l’apprendre. » Lorsqu’on lui demande comment elle fait alors pour apprendre à l’enfant les tables, elle répond : « Ah, je sais pas, je sais pas. Il y a pas de méthodes parce que j’ai parlé avec beaucoup de personnes pour me conseiller, tu vois, pour comment est-ce que je pourrais faire, il y a pas vraiment de méthodes. (…) Il y a plein de trucs, plein de petits trucs, mais bon, il faut trouver celui qui va lui aller mieux, je sais pas. »
Que penser de ces devoirs qui n’en sont pas vraiment (préparation de dictées, apprentissage-remédiation…) ? Que penser de cette maman qui cherche à aider son enfant, qui pense qu’il a des problèmes scolaires parce qu’elle n’a fait « que » les devoirs et pas davantage, qui se sent responsable de l’apprentissage scolaire de son enfant ?
Les mamans de Nawal et Manuela ont, elles aussi, des difficultés à faire réaliser correctement les devoirs à leur fille de première primaire. Cependant, à la différence de la maman de Tony, elles ne se disent pas responsables, elles auraient même plutôt tendance à questionner l’école qui devrait « normalement » avoir appris à leur enfant.
De manière assez explicite, la maman de Nawal lui dit : « C’est pas moi qui va te le faire, Nawal, hein… c’est pas moi qui va dire. » Ces paroles viennent après que la maman ait fait diverses tentatives pour l’aider à faire son devoir, notamment vérifier si les prérequis pour cette tâche étaient maitrisés par l’enfant, établir le lien entre le contenu de la consigne et la tâche à réaliser et montrer un exemple de réponse. La maman de Manuela semble aussi explicite lorsqu’elle dit : « C’est toi, c’est pas moi », lors d’une tâche de lecture de syllabes. Ce principe, énoncé par ces deux mamans, correspond sans doute à l’accompagnement du devoir qu’elles pensent devoir mettre en œuvre : ne pas faire à la place de l’enfant.
Ces mères ont sans doute entendu le message pédagogique diffusé par l’école actuelle prônant l’autonomie. Dans les deux cas, elles associent cette autonomie à la mission de l’école : c’est normalement à l’école que l’enfant aurait dû apprendre et donc, ce n’est pas le parent qui doit faire le devoir à la place de l’enfant. Elles expriment cela ainsi : « Normalement, ils doivent faire ça à l’école. » « Et madame, pourquoi donner ça si pas apprendre à l’école ? » Ainsi, un papa rapporte que, lors de la réunion de parents, l’institutrice a dit qu’il fallait « lancer les enfants pour les devoirs, mais après les lâcher, les laisser se débrouiller ». Il dit que c’est possible, « parce qu’il n’a pas trop de problèmes avec son fils ». Quelquefois, dans d’autres familles, ce n’est pas seulement le contenu de la tâche, mais aussi le fait même de se mettre au travail, qui pose problème.
« Madame, je vous écris ce petit mot pour vous dire que, même à la maison, Jordan refuse de faire son travail, pleure et bâcle son travail. On est toujours en conflit avec lui lors des devoirs.
Voici la réponse que la maman de Jordan inscrit dans le journal de classe de l’enfant à la suite d’une remarque de l’école l’informant que Jordan « n’effectue plus son travail régulièrement » et demandant « que cette attitude disparaisse le plus vite possible ». C’est donc une autre difficulté que rencontre cette maman. En effet, ce que la maman ne sait pas faire, c’est « mettre au travail » l’enfant. Les nombreuses fois où la maman annonce un recours à l’institutrice pour « obliger » Jordan à effectuer ses devoirs en constituent un signe : « J’vais t’marquer un mot qu’il te faut une heure pour faire une correction de dictée. » Lorsque l’enfant veut absolument que sa maman lui dise les réponses des calculs : « Bon, ben ça va, j’mettrai un mot dans l’journal de classe… Si je mettrai un mot, y a pas d’problème ! Fais tes calculs ![2]« En 1e et 2e années primaires, les travaux à domicile sont interdits, mais certaines activités sont autorisées. (…) Le but poursuivi à travers ces activités demandées à l’enfant est … Continue reading) Ou j’vais te mettre un mot ! » Quand Jordan dit qu’il a oublié en classe le cahier nécessaire au devoir : « Et ben, tu sais quoi ? Au soir, y a un mot dans ton journal de classe. »
Face à ces diverses difficultés rencontrées par les parents, devant le non-respect de la loi, on peut penser ainsi, à la suite de Patrick RAYOU : « La circulation du travail des élèves entre classe et maison, qui n’a pas toujours existé, ne se fait pas d’une manière indifférenciée selon les catégories sociales des familles. Celles de milieux populaires peuvent s’y trouver encore plus dessaisies de la maitrise de la scolarité de leurs enfants. »[3]P. RAYOU, Faire ses devoirs. Enjeux cognitifs et sociaux d’une pratique ordinaire, PU de Rennes, 2009, p. 92. En effet, selon l’auteur, les devoirs restent pour beaucoup de parents une des rares occasions de savoir ce qui se passe dans la classe. Cependant, il manque des conditions pour que les plus démunis d’entre eux ne soient pas renvoyés à leur propre échec, par la sollicitation d’une aide qu’ils ne peuvent apporter à leurs enfants. En effet, faire les devoirs à la maison pose comme évidentes d’une part une continuité cognitive entre les apprentissages réalisés en classe et les devoirs, notamment à propos de l’interprétation de la nature et des exigences du travail demandé aux élèves, et d’autre part une continuité culturelle entre certaines familles et l’école. Ces deux continuités sont malheureusement loin d’être effectives pour tous…
Notes de bas de page
↑1 | On peut par ailleurs se poser la question de la pertinence de devoirs tels que des préparations de dictée lorsque le texte faisant loi en Communauté française précise que « les travaux à domicile ne peuvent jamais donner lieu à une cotation… » (circulaire 108 concernant la régulation des travaux à domicile dans l’enseignement fondamental |
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↑2 | « En 1e et 2e années primaires, les travaux à domicile sont interdits, mais certaines activités sont autorisées. (…) Le but poursuivi à travers ces activités demandées à l’enfant est bien de lui permettre de valoriser auprès de son entourage ce qu’il a appris à l’école et non de l’amener à se livrer à des exercices répétitifs. » (circulaire 108 |
↑3 | P. RAYOU, Faire ses devoirs. Enjeux cognitifs et sociaux d’une pratique ordinaire, PU de Rennes, 2009, p. 92. |