La pédagogie institutionnelle ne date pas d’hier. Elle s’est épaissie par la pratique des uns et des autres. Des phrases clés liées à leur contexte,
dépliées dans des textes qui peuvent nourrir pour continuer à déverrouiller les pratiques. La vivre, la lire, l’écrire…
Ils avaient lu Karl Marx et, à leurs yeux, l’exploitation n’était plus le destin inéluctable de la classe ouvrière.
Ils avaient lu Sigmund Freud et étaient attentifs tant au sujet désirant qu’aux jeux de l’inconscient. Ils avaient lu Anton Makarenko[1]Éducateur soviétique.
Lire « Le Poème pédagogique » (1933). et s’étaient enthousiasmés en découvrant le chemin qu’il avait ouvert pour concevoir des collectivités éducatives justes et efficaces. Ils avaient connu Célestin Freinet, ce virtuose de la pédagogie qui, depuis Vence, avait libéré les élèves
de cette « école assise » que raillait Adolphe Ferrière[2]Politologue,
psychologue et pédagogue, apôtre du mouvement de l’Éducation
nouvelle. Lire « La pratique de l’école active » (1924) et « L’école sur mesure à la mesure du maitre » … Continue reading
Ils avaient vécu le Front populaire qui avait su donner corps à l’espérance d’une éducation pour tous. Et puis, il y eut la guerre ; la résistance, la prison pour beaucoup, la déportation pour certains, épreuves fondatrices comme
l’avait été, pour August Aichhorn[3]Éducateur viennois qui a introduit
des conceptions psychanalytiques pour aider à l’éducation des adolescents
difficiles. Lire « Jeunesse à l’abandon »(1925). ou Freinet, la conflagration de 1914. Au sortir de la guerre, ce petit groupe d’hommes allait bouleverser les pratiques soignantes en psychiatrie et, dans un même mouvement, transformer
« le travail à l’intérieur des classes, pensant que ce n’est pas par hasard si ces grandes architectures – hôpital et école – posent simultanément des problèmes analogues[4]Jean Oury, « Pédagogie : éducation ou mise
en condition ? », Paris, Maspero, 1971. »
Pour eux, l’école comme l’hôpital participaient d’un même processus d’aliénation, de réduction des hommes. Tous se connaissaient, partageaient les mêmes idéaux d’émancipation et innovaient en confrontant leurs
réflexions et leurs pratiques selon des modalités nouvelles : « Ne rien dire que nous n’ayons fait[5]Toutes les citations non référencées en notes
de bas de page sont extraites de l’ouvrage de Aïda Vasquez et Fernand Oury,
« De la classe coopérative à la pédagogie institutionnelle », … Continue reading Il y avait, parmi tant d’autres, le psychiatre François Tosquelles rassemblant, à l’hôpital de Saint-Alban, quelques-uns de ceux qui, comme Jean Oury, allaient « ouvrir les murs de l’asile », Fernand Deligny murissant le projet de sa « Grande Cordée » qui rendrait leur dignité à quelques « graines de crapule » et Fernand Oury qui s’attèlera, à partir d’une critique sans concessions de « l’école caserne », à construire, dans l’école de tous, l’éducation « sur mesure ».
Fernand Oury nait en 1920 dans la banlieue parisienne et, à 19 ans, devient instituteur, presque par hasard. Face aux quarante-cinq enfants d’une classe de cours moyen première année, il improvise et bricole. Cependant, un défi d’une tout autre ampleur va s’imposer à lui la guerre venue : celui de faire vivre l’école en pleine débâcle. Ce sera son académie. Retour d’exode, en banlieue parisienne, seul au milieu de quatre-vingt-seize enfants de 3 à 16 ans, l’expérimentation pédagogique devient un impératif. Les plus âgés enseignent aux plus jeunes, les contrôles sont supprimés, le travail est libre (mais si « Personne ne t’oblige à travailler, tu n’es pas autorisé à perturber le travail. »), et les questions de discipline se règlent devant un « conseil de responsables ». Oury s’initie aux vertus de l’organisation, ce qui le rendra proche de certaines conceptions de Makarenko. La reprise en main de l’école par le régime de Vichy mettra fin à l’expérience et un séjour en prison
(pour « un texte libre sur la réforme de l’enseignement et quelques tracts mal rangés ») l’éloignera quelque temps des préoccupations éducatives.
Au sortir de la guerre, il retrouve le quotidien de « l’école caserne ». Isolé, sans véritable méthode, il fait front, tant bien que mal, cinq jours par semaine, à l’absence d’enthousiasme d’une classe de « fin d’études ».
Hors l’école, il participe à l’aventure des caravanes ouvrières ajistes[6]Nom donné à ceux qui fréquentaient les auberges de jeunesse., sortes de centres de vacances autogérés par les participants, et se passionne pour l’expérience de Simone et Jacques Lacapère qui, à la Bastide de Beau-Soucy, font vivre, dans un internat pour enfants difficiles, une communauté libre et créative. Il découvre, dans leur travail, une forme d’organisation par
laquelle « les travaux, les rôles, les fonctions, les statuts, les responsabilités et les pouvoirs sont précisés et pris au sérieux » par tous les membres du groupe. Il retiendra la leçon. Cependant, s’il entrevoit bien comment ces outils « instituants » pourraient permettre de créer une alternative
viable à l’« école caserne », ceux-ci ne résolvent pas les questions de méthodes d’enseignement proprement dites. La réponse arrivera avec Freinet.
Oury le rencontre en 1949. Le portrait qu’il brosse est éloquent, en quelques mots tout est dit : « Un technicien qui apporte des outils capables de transformer les rêveries pédagogiques en réalités quotidiennes, un
lutteur aussi qui a, depuis longtemps, accepté le combat contre la pédagogie des bonnes intentions. Et, autour de lui, l’École moderne[7]Nom donné à l’association (1947) créée par Freinet et ses compagnons pour promouvoir
les « techniques Freinet » et rassembler les instituteurs les pratiquant ou intéressés par elles. : des instituteurs ruraux surtout […], mais tellement vivants ; des camarades qui, comme moi, refusent de croire à leur inexistence. » Avec les techniques Freinet, Oury tient les outils dont il a besoin. La classe atelier, la classe coopérative devient possible. L’imprimerie, au centre de tout le dispositif, est un organisateur de première force ; elle impose un rythme à
la classe et un ordre des choses qui ne repose sur aucun 5
TRACeS de ChanGements 214 janvier & février 2014 « Accepter le combat
contre la pédagogie des bonnes intentions. » Oury arbitraire. Par surcroit, elle mobilise des compétences variées et complémentaires permettant à chaque enfant d’avoir une place dans le processus de fabrication et
d’occuper « sa » place unique et irremplaçable au sein du collectif. Le journal outre ses qualités d’outil pédagogique (orthographe, grammaire, arithmétique, etc.) est un instrument qui ouvre sur la vie, qui fait entrer
le monde dans la classe et qui donne sens à tout le travail.
Le texte libre enfin, c’est le désir qui fait irruption, l’imaginaire qui a droit de cité. Tout cela construit une drôle de classe où il est « plus question de travaux que d’exercices (car) on correspond, imprime, achète, vend,
enquête… Vrais problèmes à résoudre4 ». Toutefois, Freinet est un instituteur rural, ses techniques ont été conçues à partir de l’expérience des classes de villages, directement ouvertes sur leur environnement et le plus souvent uniques. Pour qu’elles soient utilisables dans un milieu urbain, une adaptation est nécessaire. Au sein du mouvement Freinet, Oury et quelques confrères vont s’atteler à cette tâche.
Institutionnelle, car la classe coopérative est un ensemble vivant ; loin de se réduire à une machine à instruire, elle est un lieu « d’existence, de parole, de travail, (un lieu) où s’inscrit le désir », un lieu propice aux identifications
et aux projections de toutes sortes et pour qu’il vive, comme toute organisation sociale, il a besoin de règles et de lois. Dès lors, deux voies sont possibles, celle de la règlementation, celle de l’institutionnalisation.
La règlementation aux yeux de Oury renvoie à « l’école caserne » : mise en oeuvre des dressages indispensables pour conditionner l’élève aux apprentissages conçus comme acquisition d’automatismes.
L’institutionnalisation a l’ambition de créer les conditions d’une organisation collective respectueuse du désir (Oury parle d’une pédagogie fondée sur le
désir). Cependant, la pédagogie institutionnelle ne saurait se réduire à une question de méthode, elle se fonde sur une contestation théorique radicale de la « structure verticale et autoritaire » de l’Éducation nationale à
laquelle ses partisans refusent toute pertinence en matière pédagogique.
« « Accepter le combat
contre la pédagogie des bonnes intentions. » Oury»
Dans cette perspective, les praticiens de l’institutionnel entendent substituer au contrôle hiérarchique le travail d’élaboration en groupe de pairs qui tous se réfèrent à une éthique commune : « Ne rien dire que nous n’ayons fait, ne rien faire que nous n’ayons dit. » D’autre part, la pédagogie institutionnelle rompt avec le primat de la relation pédagogique duelle dont
elle dénonce le caractère illusoire. Pour Oury, le couple maitre-élève construit
une relation dont la structure binaire, de type vrai/faux, bon/mauvais,
supérieur/inférieur, est nocive, car propice à la régression, à la manipulation,
à la fascination, toutes modalités relationnelles qui génèrent l’agressivité et entrainent des « face-à-face (qui) dégénèrent en corps à corps ». La pédagogie institutionnelle développe des relations qui sont de structure
ternaire. Le maitre et l’élève, mais aussi les élèves entre eux, se parlent… à propos de quelque chose. Loin des relations spéculaires, les échanges sont constamment médiatisés et, précisément, ce médium est le support
des investissements. Dès lors que le groupe classe existe en tant qu’ensemble vivant au sein duquel la communication existe, le maitre est confronté à une triple question : « Que se passe-t-il dans ma classe ? Que suis-je en train de faire ? Comment faire ? ». L’instituteur doit avoir l’intelligibilité des phénomènes de groupe à l’oeuvre dans la classe
et de l’impact de sa propre action. Partant, il lui faut construire les outils de régulation de ces phénomènes, car, si elle n’est pas assurée, la classe devient comme « un moteur sans huile ou une chaudière sans thermostat
». Ces outils sont des institutions : un ensemble de réunions, de règles de fonctionnement et de fonctions clairement déterminées, constamment perfectionnées, affinées, évaluées : « Obstinément, au ras du sol, faisant
feu de tout bois, nous taillons nos silex. » Ces institutions répondent aux « besoins ressentis » par le groupe, mais, bien plus, elles sont instituantes en ce sens qu’elles mettent chacun « en situation de proposer, de décider,
d’instituer, d’être intelligent (s’il l’est) ».
Fernand Oury est décédé en 1998, mais la pédagogie institutionnelle, toujours reléguée aux marges de l’institution scolaire, n’en continue pas moins de creuser son sillon.
Notes de bas de page
↑1 | Éducateur soviétique. Lire « Le Poème pédagogique » (1933). |
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↑2 | Politologue, psychologue et pédagogue, apôtre du mouvement de l’Éducation nouvelle. Lire « La pratique de l’école active » (1924) et « L’école sur mesure à la mesure du maitre » (1931). |
↑3 | Éducateur viennois qui a introduit des conceptions psychanalytiques pour aider à l’éducation des adolescents difficiles. Lire « Jeunesse à l’abandon »(1925). |
↑4 | Jean Oury, « Pédagogie : éducation ou mise en condition ? », Paris, Maspero, 1971. » |
↑5 | Toutes les citations non référencées en notes de bas de page sont extraites de l’ouvrage de Aïda Vasquez et Fernand Oury, « De la classe coopérative à la pédagogie institutionnelle », Paris, Maspero, 1971. » |
↑6 | Nom donné à ceux qui fréquentaient les auberges de jeunesse. |
↑7 | Nom donné à l’association (1947) créée par Freinet et ses compagnons pour promouvoir les « techniques Freinet » et rassembler les instituteurs les pratiquant ou intéressés par elles. |