Des représentations aux codes

Une maman que je recevais en tant que professeur principal pour évoquer les retards chroniques de son fils me disait : « Mais il vous manque tant que ça mon fils que vous ne pouvez pas commencer votre leçon sans lui ? Qu’est-ce que ça peut bien vous faire qu’il arrive en retard ? »

Professeur de lycée professionnel, je constatais chaque jour le décalage entre la culture familiale de la plupart des élèves et les attentes implicites de l’école. Deux voies au moins s’offrent à nous pour nous confronter à cette difficulté.

Accompagner les apprentissages

La première consiste à ajuster notre pédagogie, en explicitant autant que possible les objectifs poursuivis à travers chaque exercice proposé afin que les élèves perçoivent l’enjeu derrière la tâche et ne s’arrêtent pas à celle-ci.

« Un décalage entre la culture familiale de la plupart des élèves et les attentes implicites de l’école. »

À mener une réflexion aussi sur les modes de transmission et les activités. On a pu montrer que, contrairement à ce à quoi on pourrait s’attendre, les méthodes pédagogiques innovantes servent davantage les « bons élèves » qui disposent des codes que les élèves en difficulté socioscolaire qui sont rassurés par des approches frontales traditionnelles. Ils n’ont pas assez confiance en leurs capacités à dépasser la déstabilisation cognitive inhérente à toute situation inédite pour espérer réussir, aborder sans appréhension des activités moins classiques et en tirer profit. Ils restent persuadés que le face à face, aussi ennuyeux soit-il, et peut-être justement parce qu’il les ennuie, est le seul efficace, cela correspond à leurs représentations de l’école et des apprentissages. C’est ce que j’appelle la théorie de l’entonnoir : l’idée que le bon prof est capable de déverser toutes ses connaissances dans leurs têtes. Cela les met aussi à l’abri de la participation directe qui peut révéler des failles, à eux-mêmes, à l’enseignant, aux camarades, et compromettre leur image. Cela les dispense de l’effort de s’impliquer personnellement, de « se mouiller ». Après quelques séances ludiques peu conventionnelles, un élève m’avait dit « Ça ne vous dérangerait pas de nous faire cours un peu de temps en temps ? ». Et pourtant, j’avais pris soin de dire clairement quels objectifs pédagogiques j’avais en tête en proposant ces séances différentes, quelles capacités seraient développées et quels savoirs étaient visés. À l’inverse, lorsque des élèves se réjouissaient de séances qui les avaient bien amusés, je m’empressais de répondre : « Tant mieux, mais… » « Oui, oui, on sait. Vous avez toujours une idée derrière la tête. Il s’agissait en fait d’apprendre à…, on sait bien. »
Bien évidemment, le travail doit être constant, massif en début d’année, et systématique le reste du temps. L’époque où l’on considérait que la mission de l’enseignant consistait uniquement à présenter les savoirs à acquérir et à évaluer ce qu’il en reste au bout du compte est définitivement révolue. Ce qui se passe entre les deux, entre la mise en place des situations d’apprentissage et l’évaluation, constitue le cœur du métier. On ne peut plus faire l’économie de l’accompagnement méthodologique des élèves, en vue de leur autonomisation progressive.

Le sens de l’expérience scolaire

La deuxième voie, complémentaire de la première et non alternative, consiste à aborder ouvertement avec eux la question des codes scolaires ou de ce que Jean-Yves Rochex a appelé Le sens de l’expérience scolaire [1]J.-Y. Rochex, Le sens de l’expérience scolaire, PUF, 1998.. Cet ouvrage, paru en 1998, m’a aidée, en milieu de carrière, à dépasser le constat et à construire une grille de lecture et d’analyse, support d’un dispositif pédagogique de remédiation qui s’est avéré pertinent avec toutes mes classes.
À partir des recherches du groupe ESCOL [2]https://bit.ly/3eK7DFN, j’ai élaboré un tableau [3]https://bit.ly/2XUrknh répertoriant une dizaine d’items qui me servaient de base, éventuellement pour des entretiens individuels, mais surtout, pour une séance de travail collectif en début d’année scolaire. Je soumettais aux élèves des extraits d’entretiens pris dans le livre de Jean-Yves Rochex et je leur demandais de repérer ceux qui étaient bien partis pour réussir à l’école et ceux qui risquaient de se retrouver en difficulté. Les groupes de travail repéraient des éléments de réussite et des vulnérabilités, ce qui me permettait d’introduire le tableau dont j’illustrais chacun des points par des exemples concrets. Les élèves se situaient alors sur un continuum entre deux positions extrêmes « non scolaire » ou « scolaire » pour chaque item, et ils repéraient ainsi ce qui pouvait poser problème dans leurs représentations et leur posture. Il fallait évidemment reconnaitre la dimension « caricaturale » de la présentation et inviter les élèves à la dépasser pour qu’ils se prêtent à l’autodiagnostic qui ne regardait qu’eux. Sauf s’ils souhaitaient en discuter en entretien individuel, il était clairement dit que je n’aurais pas accès à leur tableau.
Pourquoi va-t-on à l’école ? Parce que c’est obligatoire et pour retrouver des copains, pour avoir un bon métier plus tard ou avant tout pour se réaliser ? Quelle représentation du savoir ? Binaire ou construit progressivement ? Beaucoup d’enfants ignorent tout de la plasticité cérébrale, pour eux on est intelligent ou bête et c’est irrémédiable, ils ont une conception fixiste de leurs capacités qui les démotive. Un élève m’a dit un jour « Tu nais intello ou gogol et puis c’est tout ». Les difficultés scolaires rencontrées les ont convaincus qu’ils n’étaient pas aptes à apprendre, ce qui a entravé toute évolution positive. Pour eux, on sait ou on ne sait pas, on est bon ou mauvais dans une discipline, et c’est définitif. C’est pourquoi ils refusent souvent de faire le travail plutôt que de prendre le risque de se tromper. Pour eux, l’erreur n’est pas un levier d’apprentissage, mais la confirmation publique de leur incompétence irrémédiable. Comme ils ne sont pas conscients que les savoirs et les compétences se construisent peu à peu, à travers de multiples essais-erreurs, ils ne saisissent pas l’importance de l’assiduité. Les règles scolaires sont ainsi souvent perçues comme persécutoires, car ils n’en voient pas le bienfondé. Il me semble que l’appropriation des codes scolaires dépend étroitement des représentations que l’enfant a construites de l’école, de l’enseignant, des apprentissages et de ses propres capacités à évoluer. L’école peut être vue comme un lieu d’émancipation ou d’enfermement, le professeur comme un ennemi ou un partenaire…, et cela influe forcément le comportement de l’élève, la compréhension et l’acceptation des règles, trop souvent implicites.
Une méprise fréquente concerne le partage des responsabilités. Ils imaginent que c’est au prof de faire en sorte qu’ils apprennent, qu’il leur suffit d’être là pour que le savoir les pénètre, comme on bronze sur la plage, passivement. Ils ne réalisent pas toujours que si le rôle de l’enseignant consiste bien à présenter le mieux possible les savoirs à acquérir, à mettre les élèves dans des situations qui facilitent l’apprentissage, à les aider à s’évaluer pour progresser, rien ne peut se faire sans leur participation active, leur engagement. La démarche qui consiste à se saisir de ces matériaux mis à disposition pour les traduire dans leur propre langue et se les approprier, ce geste de préhension cognitive volontaire et conscient, procure des émotions positives, du plaisir et de la confiance en soi. C’est la raison pour laquelle je plaide inlassablement pour l’initiation précoce et l’entrainement régulier et progressif à l’introspection cognitive et à la métacognition explicite. Que se passe-t-il quand je suis attentif, quand je mémorise, quand je cherche à restituer, quand je réfléchis, quand je comprends ou que j’imagine ? Que se passe-t-il dans ma tête quand j’apprends ? Comment cela se passe-t-il quand je réussis, dans certaines disciplines ou circonstances, quand j’échoue d’autres cas, comment faire pour tirer le meilleur profit de toutes ces expériences ?

Quand on peut, on veut

De la même façon ils attendent que la motivation vienne de l’extérieur : « Je m’investirai le jour où le cours sera intéressant, quand le prof sera motivant. » Tout l’enjeu consiste à leur faire découvrir que le cours peut devenir intéressant si on en recherche l’intérêt, quand on arrive à faire du lien avec la « vraie vie », avec ce qu’on sait déjà. Au pire, l’élève « adapté » considèrera telle matière ou tel chapitre comme un mal nécessaire y verra un défi à relever. Mais cela suppose aussi qu’on donne aux élèves les moyens méthodologiques d’apprendre efficacement. J’aime bien la formule d’Eunice Mangado [4]https://bit.ly/2ZNcbH3, « ce n’est pas quand on veut on peut, mais quand on peut on veut ». Les élèves les plus éloignés de l’école, comme on dit, n’ont pas été habitués par leurs parents, eux-mêmes peu à l’aise avec le système scolaire qui les a mis en échec, à faire du lien entre ce qu’on y enseigne et les expériences de la vie quotidienne, à donner ainsi du sens aux programmes scolaires, à trouver les moyens de se motiver.
Les élèves ont toujours superbement répondu à cet exercice, alors que je craignais que cette approche frontale ne soit mal perçue par eux, qu’ils la trouvent stigmatisante, voire méprisante, mais tout au contraire j’entendais chaque fois les mêmes réactions : « Mais pourquoi on ne nous a jamais expliqué ça avant ? » En fin d’année, nous reprenions l’autoévaluation pour que chacun puisse mesurer le chemin parcouru. Un élève m’a dit un jour, rayonnant : « Vous savez quoi Madame, je suis en train de passer de la première à la deuxième colonne. »

Notes de bas de page

Notes de bas de page
1 J.-Y. Rochex, Le sens de l’expérience scolaire, PUF, 1998.
2 https://bit.ly/3eK7DFN
3 https://bit.ly/2XUrknh
4 https://bit.ly/2ZNcbH3