Un système de formation fonctionnant en pédagogie institutionnelle dans l’enseignement supérieur.
Au commencement, il y a eu le marre et le désir. Marre du décalage entre le dire et le faire. Marre des tranches de saucisson, cet horaire découpé. Marre des miniatures, ces micro-initiatives qui doivent tenir dans des cases et que nous sommes obligés d’écourter, puis d’abandonner parce que ça prend trop de temps.
Heureusement, il y avait aussi beaucoup de désirs. Désir de vivre davantage en classe les valeurs qui nous tenaient à cœur. Désir de favoriser réellement l’auto-socio-construction des savoirs. Désir de partager le pouvoir avec nos étudiants, qui seront d’ailleurs nos collègues dans quelque temps. Désir d’allumer des feux, de faire grandir, de faire confiance[1]Texte de Claudine Kefer, « Marre et désir de tenter plus », 2004..
Ainsi est née Tenter Plus en 2004, une classe coopérative verticale en bac AESI Sciences humaines. Comment présenter clairement un système vivant qui s’est sans cesse construit collectivement (professeurs et étudiants) ? Une classe coopérative verticale, c’est le regroupement en un système intégré de tous les cours, à savoir plus ou moins 30 heures par semaine, de tous les étudiants (d’une cinquantaine à l’origine à une centaine aujourd’hui) et de tous les enseignants (des quatre fondateurs jusqu’à l’équipe de treize que nous sommes maintenant).
De ce corpus de 30 heures, nous avons créé 26 heures de temps de travail en cherchant toujours à équilibrer les activités : 1/3 vertical <=> 2/3 horizontal[2]Nous parlons de verticalité quand un groupe est formé de deux ou trois années dans un temps d’apprentissage. , 2/3 fonctionnel <=> 1/3 structuration[3]Les activités fonctionnelles sont des activités globales qui mettent en jeu plusieurs compétences dans une situation de vie réelle ou simulée. Tandis que les activités de structuration sont des … Continue reading, 1/4 individuel <=> 3/4 collectif, 1/2 dirigé <=> 1/2 autogéré[4]Nous utilisons le terme dirigé lorsque l’enseignant est à la barre. Dans les activités autogérées, ce sont les étudiants qui sont aux commandes dans les démarches et/ou dans les contenus … Continue reading. Autour de temps d’apprentissage viennent se greffer des temps d’expression et des temps de décision, d’organisation, à raison de 2 heures semaine chacun. C’est évidemment dans ces deux derniers types de temps que nous retrouvons une série d’institutions de la pédagogie institutionnelle : Quoi de neuf, Ça va/ça ne va pas, Point de la semaine[5]Le quoi de neuf ? se déroule en début de semaine et est là pour déposer des choses vécues en dehors de la classe. Le ça va/ça ne va pas a lieu en fin de cours pour s’exprimer sur son … Continue reading, Je critique/Je félicite, Conseils, Assemblée générale, Réunion des responsables du système. Sans doute apprend-on également dans ces temps d’expression et de décision, mais plutôt en vivant, l’exercice de la citoyenneté. Durant des temps d’apprentissage comme les projets, certaines de ces institutions sont utilisées à plus petite échelle pour que le groupe s’organise et se régule.
Pour tenter d’être plus concret, moi, maitre-assistant en histoire, je ne donne pas cours d’histoire ou de didactique de l’histoire. Cette année, je suis responsable de deux ateliers histoire, d’un projet collectif vertical, d’une classe atelier, de Bawètes, de Traces de stages, du Conseil de classe Bac 2, d’un projet « EvalHistoire », d’une Cocotte « Bassin industriel à vélo », d’une commission « Café » et d’une commission « Jeu pédagogique ». En dehors des temps de commission qui émanent de projets amenés en conseil, les autres temps sont des temps de formation obligatoire à dimension fonctionnelle et participative forte. Nous utilisons parfois des mots wallons pour désigner des temps (Bawète veut dire lucarne et désigne dans notre système des excursions choisies et autogérées par les étudiants) ou des termes plus argotiques (Cocotte en référence à la marmite à pression qui mitonne des mets savoureux). Ce serait trop long de vous détailler tout ce qui se passe dans ces temps bizarres qui apparaissent à l’horaire des étudiants. Mais, c’est déjà un premier élément essentiel pour entamer des ruptures dans son rapport au savoir, son rapport aux autres, son rapport à l’apprentissage. Non seulement je ne suis pas le prof d’histoire, détenteur d’une expertise sacrée que je consens à distiller partiellement, mais en plus je suis responsable d’une activité de formation, responsable au sens de la pédagogie institutionnelle. Ma responsabilité, je la prends en début d’année, je la conçois et j’en rends compte au Conseil, c’est-à-dire que tous les membres de la classe coopérative peuvent m’interpeler sur la tenue de ma responsabilité.
À plusieurs moments dans l’histoire de Tenter Plus, l’équipe d’enseignants a dû travailler son projet collectif pour que ce ne soit pas le projet de certains avec les autres qui suivent. Ce fut le cas notamment en 2007, lorsque l’équipe de trois fondateurs s’est vue renforcée de cinq nouveaux collègues, la population étudiante de la classe ayant fortement augmenté. C’est également le cas aujourd’hui, dans la perspective du passage à quatre ans de tous les bacs pédagogiques et de l’entrée de nouveaux collègues. Chaque fois, l’enjeu est de construire un projet collectif où chacun trouve une place. Le conflit est rarement absent, mais c’est aussi comme cela qu’un collectif se construit. En redéfinissant ses principes directeurs, la nouvelle équipe en construction désire transformer la classe coopérative pour répondre aux enjeux l’école du XXIe siècle qu’elle a défini en ces termes :
« L’école doit plus que jamais chercher à être un lieu vivant, où le désir d’apprendre circule et où chaque jeune peut trouver et construire du sens. L’école ne peut plus être un lieu où le jeune reçoit le savoir (Big Data est le maitre en la matière), mais bien un lieu où il triture le savoir, où le questionnement est prioritaire ;
L’école doit aussi être plus juste, un lieu où les inégalités sociales ne se transforment pas en inégalités scolaires ;
Enfin, l’école doit contribuer au bienêtre des individus, où chacun peut trouver une place et où les violences sont régulées[6]Texte coécrit, « Pour former les futurs enseignants… en sciences humaines », 2019.. »
Chaque année, lors d’une mise au vert, nous analysons l’année pour reconstruire le système de l’année suivante à travers le prisme des équilibres évoqués ci-dessus, des principes de la pédagogie institutionnelle et des enjeux ciblés. C’est la force de l’institué.
Cependant, la force du collectif dans une classe coopérative verticale peut aussi compter sur les apprenants. Une série d’institutions qui existent encore aujourd’hui ou qui ont perduré quelques années ont été amenées ou conçues par les étudiants eux-mêmes. Par exemple, l’institution « 3615 » rebaptisée « Help » par les étudiants suivants qui permet, au conseil, de demander n’importe quelle forme d’aide ou encore l’institution « Casque bleu » endossée par un étudiant qui lui permet d’intervenir quand il estime qu’un professeur use de son statut pour l’emporter dans les décisions. Le pouvoir qu’ils ont pris sur le système, loin de nous affaiblir, nous rend plus forts et légitimes, car ils savent qu’ils sont pris au sérieux, qu’on ne joue pas avec eux. Le collectif s’inscrit dans une histoire et chaque génération d’étudiants, mais aussi d’enseignants vient tâter/tenter le système. C’est la force de l’instituant.
Enfin, notre équipe est entourée depuis le début d’un comité d’accompagnement. « Ne pas rester seul », disait Fernand Oury. Des personnes extérieures pratiquant la PI nous rejoignent généralement deux fois par an pour que nous analysions ensemble des situations insatisfaisantes dans notre pratique. Et bon sang, il y en a !
« En PI, on parle d’un système de médiations (institutions, techniques…). Elles articulent le désir (attention à ne pas confondre avec le plaisir) et la loi nécessaire à toute vie en société. Ce n’est pas la toute-puissance ou l’humeur de l’enseignant qui fait loi. Il reste néanmoins le garant de celle-ci. Des recherches en ethnologie ont mis en évidence trois lois fondatrices et non négociables dans de nombreuses sociétés : l’interdit de parasitisme (que l’on peut traduire par l’obligation de travailler ou d’être utile à la société), l’interdit de tuer et l’interdit de l’inceste. Ces lois s’imposent tant aux élèves qu’à l’enseignant[7] Extrait du texte : Tenter plus en 11 principes, texte collectif issu de la mise au vert de mai 2019.. »
Dans notre classe coopérative verticale, cette obligation de travailler et cet interdit de tuer (même symboliquement) se traduisent comme suit :
1re loi de la classe : « Ici, chacun est tenu de s’impliquer dans le travail pour se (trans)former et pour contribuer à la (trans)formation des autres. » ;
2e loi de la classe : « Ici, nul ne peut être considéré comme objet, pas même objet de formation ; chacun est Sujet à part entière, chacun a donc le droit de s’engager ou de marquer son refus. »
Faire de l’école un lieu juste et qui fait sens, un lieu où l’on travaille pour apprendre plutôt que pour ne pas rater. Après cinquante ans de travail, CGé a encore de beaux jours devant lui tant les défis sont loin d’être remportés. Pour Tenter Plus, le prochain défi est de s’inscrire sans renoncer à la concrétisation de ses principes dans la réforme de la formation initiale des enseignants (RFIE) qui pourrait dissoudre le groupe-classe, individualiser les parcours, parcelliser les grilles horaires et les espaces[8]Extrait du programme de formation 2019-2020, Tenter plus AESI en Sciences humaines.. En effet, dans ses réflexions, cette réforme oscille fortement entre plus d’intégration des cours et plus de mobilité et d’individualisation des parcours d’étudiant. Ces deux volontés s’excluent mutuellement. Si la première conforte notre système de formation, la seconde le désagrège. Pour gagner du temps et de l’argent, la tendance est palpable de massifier les groupes d’étudiants et d’encourager le travail en autonomie plutôt qu’en présentiel. On ne constitue pas un collectif d’apprenants à 200 ni en e-learning. L’avenir nous dira quels choix seront privilégiés. À nous de Tenter Plus 2.0 !
Notes de bas de page
↑1 | Texte de Claudine Kefer, « Marre et désir de tenter plus », 2004. |
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↑2 | Nous parlons de verticalité quand un groupe est formé de deux ou trois années dans un temps d’apprentissage. |
↑3 | Les activités fonctionnelles sont des activités globales qui mettent en jeu plusieurs compétences dans une situation de vie réelle ou simulée. Tandis que les activités de structuration sont des activités complexes centrées sur la construction et le développement d’une compétence (parfois plusieurs) disciplinaire et/ou transversale. (Programme intégré adapté aux socles de compétences, Fédéfoc 2001). |
↑4 | Nous utilisons le terme dirigé lorsque l’enseignant est à la barre. Dans les activités autogérées, ce sont les étudiants qui sont aux commandes dans les démarches et/ou dans les contenus d’apprentissages. L’enseignant reste garant des personnes, des objectifs d’apprentissage et de la méthodologie. |
↑5 | Le quoi de neuf ? se déroule en début de semaine et est là pour déposer des choses vécues en dehors de la classe. Le ça va/ça ne va pas a lieu en fin de cours pour s’exprimer sur son ressenti en fin de séance. Le point de la semaine clôture la semaine sur une expression souvent plus symbolique : un dessin collectif, une expression métaphorique, etc. |
↑6 | Texte coécrit, « Pour former les futurs enseignants… en sciences humaines », 2019. |
↑7 | Extrait du texte : Tenter plus en 11 principes, texte collectif issu de la mise au vert de mai 2019. |
↑8 | Extrait du programme de formation 2019-2020, Tenter plus AESI en Sciences humaines. |